Dans la première partie de la série "pourquoi faut-il cesser de demander un forecast aux commerciaux ?", je me suis efforcé de montrer combien, sous la pression de leur management, les vendeurs avaient tout intérêt à aligner l'énoncé de leur prévision à la valeur de leur quota, indépendamment du caractère réaliste ou non de cet énoncé. Cette conclusion dérivait de l'application d'un principe de psychologie élémentaire voulant que tout comportement humain est tendu vers la recherche du plaisir et l'aversion à la douleur.
Au-delà de cette approche, il y a une raison plus sérieuse expliquant pourquoi il faut résister à la tentation de demander aux commerciaux d'énoncer des prévisions de vente. Dans un article publié ce mois-ci dans la lettre trimestrielle de McKinsey, le prix Nobel d'économie Daniel Kahneman met en évidence une des causes les plus fréquentes de ratage dans la formulation de prévisions, qu'il appelle la vue interne.
Plutôt que de vous résumer l'exposé de l'économiste, j'ai pensé qu'il était aussi bien de partager avec vous la petite histoire que Daniel Kahneman raconte pour illustrer les dangers de l'approche interne.
"Dans les années 1970, j'ai convaincu des officiels du ministère israélien de l'Education de la nécessité de créer un cours à l'attention des lycéens visant à leur enseigner l'exercice du jugement dans la prise de décision. Afin de construire ce cours, j'avais constitué autour de moi une équipe regroupant des professeurs expérimentés, quelques uns de mes étudiants en psychologie, ainsi que Seymour Fox, alors doyen de la "Hebrew University's School of Education" et par ailleurs expert en développement de contenus pédagogiques. Après nous être rencontrés toutes les semaines pendant environ un an, nous avions élaboré un plan détaillé du cours, rédigé quelques chapitres et prodigué quelques leçons à des fins probatoires. Nous estimions avoir bien avancé. A ce stade (...), il me vint à l'esprit d'organiser un petit test. Je demandai à chacun d'entre nous de donner, à bulletin secret, son estimation du temps qu'il nous faudrait pour soumettre un cours complet au ministère de l'Education. En procédant ainsi, je ne faisais qu'appliquer un principe faisant par ailleurs partie intégrante de notre cours, à savoir que la meilleure façon de recueillir de l'information d'un groupe consistait à voter à bulletin secret et non, comme le voudrait le sens commun, à organiser un débat public. Je recueillis donc les estimations de chacun et écrivis les résultats au tableau. Ils étaient centrés autour de 2 ans ; le minimum étant de 1 an et demi et le maximum de 2 ans et demi.
Je me tournai alors vers Seymour, notre expert pédagogique, et lui demandai s'il pouvait se rappeler d'autres équipes qui, à l'image de la nôtre, s'étaient engagées dans l'écriture de contenus pédagogiques à partir de zéro. Seymour répondit qu'il avait quelques équipes en tête (...). Je lui demandai alors de se réprésenter mentalement ces équipes lorsqu'elles étaient à un stade de développement similaire au nôtre. Je lui posai alors la question de savoir combien de temps il leur avait fallu pour mener leur projet de création de contenu à son terme.
Il demeura silencieux pendant un long moment. Quand enfin il prit la parole, il me parut très gêné. Il dit : "Vous savez, je ne m'étais jamais rendu compte de cela auparavant, mais il me vient désormais à l'esprit que parmi toutes les équipes que j'ai connues et qui sont arrivées à pareil stade de développement, pas toutes sont parvenues au terme de leur projet. Voire, une proportion significative d'entre elles a tout bonnement échoué."
Voilà qui était surprenant. De notre côté, nous n'avions jamais évoqué la possibilité d'un échec. De plus en plus inquiet, je demandai à combien il estimait la proportion de ceux qui avaient échoué. "Environ 40%", dit-il. A ce moment précis, un ange passa dans l'assistance.
"Pour ceux qui ont mené à bien leur projet, combien de temps cela leur a-t-il pris ?"
"Je ne me souviens pas d'un seul groupe qui ait été en mesure de mener à bien le projet en moins de 7 ans," répondit Seymour, "ni d'aucun qui ait mis plus de 10 ans."
Je n'en croyais pas mes oreilles. Je tentai alors de contourner le problème : "Lorsque vous comparez nos compétences à celles des autres groupes, comment nous situons-nous ?"
Cette fois, Seymour n'hésita que très peu.
"Vous êtes en dessous de la moyenne", dit-il. "Mais pas de beaucoup."
Nous étions tous sous le choc, y compris Seymour. En effet, avant que je ne l'amène par mon questionnement à mettre en perspective notre prestation à l'aune de celles d'autres équipes, il avait partagé notre enthousiasme. Mes questions l'avaient conduit à établir un pont entre sa connaissance passée et l'établissement d'une prévision sur notre capacité à mener à bien notre projet dans le futur.
En toute logique, nous aurions dû abandonner ce jour-là. Personne parmi nous n'était prêt à investir 6 années de travail sur un projet présentant un taux d'échec de 40%. Bien que nous ayons pris conscience combien l'idée de persévérer était peu raisonnable, l'alarme ne fut pas suffisante pour que nous décidions d'arrêter. Après quelques minutes de débat désordonné, nous reprenions le cours des choses comme si de rien n'était (...).
Nous avons terminé le cours 8 ans plus tard. Quand le projet vint à son terme, je ne vivais plus en Israël et ne faisais plus partie de l'équipe depuis longtemps (...). L'enthousiasme initial s'était éteint depuis longtemps et le cours ne fut jamais administré.
Cet épisode déroutant demeure l'une des expériences les plus édifiantes de ma vie professionnelle. En effet, je venais inopinément de trébucher sur la différence entre deux approches profondément différentes dans l'art d'établir des prévisions, approches qu'Amos Tversky et moi devions appeler plus tard la "vue interne" et la "vue externe".
La vue interne est celle que nous avions adoptée spontanément, avec Seymour, pour estimer l'échéance de notre initiative. Nous nous étions polarisés sur nous-mêmes. Nous avions un plan plus ou moins détaillé : nous savions combien de chapitres restaient à écrire et combien de temps nous avions mis pour rédiger les deux premiers (...).
Mais extrapoler était une erreur. Nous faisions une prévision sur la base des informations en notre possession, sans nous rendre compte que les chapitres que nous avions rédigés étaient sans doute les plus faciles et que notre niveau de motivation était probablement à son sommet (...). A ce moment-là, nous étions dans l'incapacité de visualiser la succession d'événements qui conduirait à accumuler du retard : divorces, maladies, crises de coordination avec toutes formes de bureaucratie. Tous ces événements non anticipés allaient non seulement ralentir le processus de rédaction, mais aussi générer de longues périodes d'inactivité quasi complète (...).
La deuxième question que je posai à Seymour l'obligea à détourner son attention de nous pour se focaliser sur des situations similaires. Seymour évalua les indicateurs clés à partir de ces situations historiques : un taux d'échec de 40% et entre 7 et 10 ans de temps de réalisation. Son évaluation n'avait que peu à voir avec une approche scientifique. Pourtant, elle aurait dû nous fournir une base raisonnable sur laquelle fonder l'énoncé de notre propre prévision (...) et le point d'ancrage sur lequel exercer notre propre jugement critique à des fins d'ajustement (...)."
Dans la vente, on observe des dynamiques similaires à l'oeuvre. Demander aux commerciaux d'énoncer des prévisions de vente, c'est prendre le risque de les voir tomber dans l'excès de confiance, mélanger désir et réalité. Les clients sont-ils meilleurs juges ? Pas forcément, car ces derniers sont souvent tributaires des mêmes travers et prompts à minimiser la complexité interne en jeu dans la prise de décisions d'achat. Alors, quelle serait la meilleure solution à adopter ? Sur la base de mon expérience, voici celle qui a tooujours donné les résultats les plus probants :
1. Exiger que les commerciaux négocient avec leurs interlocuteurs décideurs côté client une séquence d'événements décrivant le plan d'achat du client, échelonné par dates et par responsabilités ;
2. Exiger de la part des managers commerciaux qu'ils inspectent la qualité des séquences d'événements établies avec les clients ;
3. Demander aux responsables commerciaux qu'ils confrontent les résultats de leur analyse des livrables clients au filtre de leur jugement et de leur expérience passée afin d'établir leur prévision.
Une méthode de triangulation, en somme, un peu à l'image de ce que proposent les sytèmes de GPS.
Tout simplement passionnant. Merci pour cet article.
Rédigé par : Jérôme MOREL | 24/11/2011 à 19:06
Il faut dire que les travaux de Kahneman en général sont passionnants...
Rédigé par : Jean-Marc à Jérôme Morel | 30/11/2011 à 16:20