Il y a une petite dizaine d'années, je travaillais chez un éditeur de logiciel à l'harmonisation des pratiques commerciales entre filiales au niveau européen. Il m'arriva alors une petite histoire amusante que je me propose de vous raconter.
A cette époque-là, l'obsession principale du management, c'était la tenue des prévisions, le respect du sacro-saint "forecast". De façon paradoxale, atteindre les objectifs de chiffre d'affaires annuel se faisait plutôt bien. En revanche, savoir combien serait signé le mois en cours relevait de la plus grande fantaisie. Pourtant, on avait fait un beau boulot de définition et de mise en place d'un processus de vente commun et unifié. Un effort intense avait été consacré à la formation des équipes et du management commercial. Mieux, les managers avaient été accompagnés dans l'art et la manière de coacher leurs équipes pour consolider les acquis de la formation.
Oui mais voilà. Même si globalement, à l'échelle européenne, l'écart entre prévision et réalisé avait été réduit de façon drastique, on continuait d'observer une variabilité étonnante d'une filiale sur l'autre. Et le drame dans tout ça, c'est que les bons élèves d'un trimestre pouvaient très bien devenir les bonnets d'âne du trimestre suivant, sans le moindre changement.
Tout le monde était-il logé à même enseigne ? Pas tout à fait. En réalité, une filiale échappait à la règle commune et faisait montre d'une régularité exemplaire dans le respect et la tenue de ses prévisions : celle des Pays-Bas, dont le siège, sis dans une chaumière restaurée de Bilthoven près d'Utrecht, s'apparentait plus à une déliciieux refuge pour promeneurs fatigués qu'à un temple de l'industrie high tech.
Qu'est-ce qui pouvait bien expliquer pareil phénomène ? Qu'est-ce que les Bataves faisaient différemment par rapport à leurs collègues Britanniques, Français, Italiens ou Allemands ? Après analyse, leur exécution autour du processus de vente ne se distinguait pas significativement de celle de leurs homologues européens. Où était le truc ?
Un jour, alors que je me trouvais au siège de la filiale néerlandaise à Bilthoven, Paul Joosten, alors directeur des ventes de l'entité, me demanda, un rien goguenard, si je voulais voir sa "war room", le saint des saints du pilotage de l'activité commerciale.
Intrigué, je répondis par l'affirmative. Alors que je m'attendais à accéder à une salle fermée en forme d'hémicycle regorgeant de tableaux de bord, de jauges et autres potentiomètres, il s'arrêta en plein milieu d'une salle commune de l'édifice consacrée à la détente et s'écria fièrement : "Nous y voici rendus !"
Au mur, il y avait un tableau bizarre, composé de quatre panneaux remplis de boules de couleur.
Paul m'expliqua de quoi il en retournait. Chaque panneau représentait un trimestre de l'année. Les commerciaux devaient placer leurs opportunités sur le tableau et les positionner sur le panneau correspondant au trimestre prévu de signature. Chaque opportunité se matérialisait pas une boule portant une lettre et une couleur spécifiant son statut par rapport aux jalons du processus de vente. A côté de chaque boule, figurait une fiche spécifique regroupant les informations principales relatives à l'affaire : nom du client, enjeu métier, facultés proposées, montant prévisionnel et bien sûr, le nom du commercial responsable.
Après ces explications, je demandai à Paul comment il utilisait ce tableau. "C'est très simple", me dit-il. "Avant, j'organisais des réunions avec mes commerciaux pour leur demander leurs prévisions de chiffre. Désormais, je leur demande simplement de tenir à jour le tableau mural. Ils n'ont pas besoin de le faire en ma présence. C'est de la seule responsabilité de chacun. Quant à moi, lorsque je dois caler ma prévision de vente, il me suffit de passer 10 minutes au tableau, faire la somme de ce qui est placé dans les différents panneaux et le tour est joué."
Je n'en croyais pas mes oreilles. Remplacer le rituel complexe et sophistiqué des réunions de forecast par un simple tableau mural... Cela me semblait relever de la pensée magique.
Pourtant, quelques années plus tard, alors que je discutais avec Sabine Palinckx, un moment directeur de la région Europe du Nord pour l'éditeur en question, elle devait me donner le fin mot de l'histoire.
En demandant aux commerciaux de positioner leurs affaires en cours dans le temps et en rendant cette information accessible à tous et visible par tout un chacun, le management changeait astucieusement le fonctionnement général du système.
Avec l'introduction du tableau mural, le management n'avait plus besoin de demander aux commerciaux de se prononcer sur combien ils allaient vendre et quand. En revanche, en enjoignant les vendeurs de placer dans les panneaux du "polyptyque" les boules correspondant à leurs opportunités, le management amenait les commerciaux à éprouver un sentiment aigu de responsabilité vis-à-vis de l'ensemble des personnes susceptibles de passer devant le tableau, à savoir... tous les salariés de l'entreprise.
Avec la transparence venait la responsabilisation. Et avec la responsabilisation venait la fiabilité.
Donella Meadows, la spécialiste de la dynamique des systèmes et fondatrice du Sustainability Institute, explique fort bien le phénomène à travers une petite histoire figurant dans le livre blanc séminal intitulé "Leverage Points: Places to Intervene in a System".
Alors qu'elle aborde la façon dont la structure des flux d'information peuvent influer positivement sur le fonctionnement d'un système complexe, elle mentionne le cas d'un lotissement de maisons toutes identiques, comme il est coutume d'en trouver dans les communautés fermées aux USA. La seule différence notable entre ces maisons, c'était que certaines avaient leur compteur électrique au sous-sol, alors que les autres l'avaient au rez-de-chaussée, juste à côté de la porte d'entrée. Ainsi, à chaque fois qu'ils sortaient de chez eux, les résidents de ces maisons pouvaient voir les chiffres augmenter plus ou moins vite, en fonction de leur consommation d'électricité. En l'absence de tout autre changement et avec des prix strictement identiques, les maisons équipées de compteurs près de la porte d'entrée enregistraient des consommations inférieures de 30% en moyenne par rapport à celles où le compteur était en sous-sol.
Conclusion : en rendant l'information visible à un endroit où elle n'était pas accessible auparavant, Paul et Sabine avaient provoqué un changement de comportement individuel chez les commerciaux dont l'ensemble de la collectivité allait pouvoir bénéficier.
Bien joué !
Prodigieux et très proche de l'approche SCRUM au final ou chacun voit facilement avec des post-it simples comment les choses avancent.
En fait, une sorte de méthode SCRUM du pipeline avec ton talent habituel pour raconter les histoires.
Merci Jean-Marc
Rédigé par : Jérôme MOREL | 16/12/2011 à 15:13
Merci Jérôme pour ton message.
Intéressant ton parallèle entre le SCRUM et l'approche systémique.
Cela mérite très certainement d'être développé...
A très bientôt
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Jérôme Morel | 17/12/2011 à 23:21