Le film 12 hommes en colère de Sydney Lumet (1957) donne une illustration exemplaire des dynamiques en jeu dans le cadre d'une négociation complexe.
L’intrigue se passe aux Etats-Unis d’Amérique dans les années 50. Un adolescent de 18 ans est accusé du meurtre de son père. Un jury composé de 12 hommes doit déterminer si le jeune homme est coupable ou non. Le verdict doit être prononcé à l’unanimité des membres. S’il est déclaré coupable, le garçon sera exécuté à la peine capitale, c’est-à-dire à la chaise électrique. S’il est déclaré non coupable, il sera libéré.
Les charges à l’encontre du jeune homme sont accablantes : une jeune femme habitant l’immeuble d’en face dit l’avoir vu planter un couteau à cran d’arrêt dans le cœur de son père. Le voisin du dessous, un vieil homme à mobilité réduite dit avoir entendu le garçon crier « Je vais te tuer », s’est déplacé jusqu’à l’entrée de son appartement et, au moment où il ouvrait sa porte, avoir vu le jeune homme dévaler les escaliers. L’alibi du jeune garçon ne tient pas la route : à l’heure du crime, il déclare avoir été au cinéma, mais lorsqu’il est arrêté par les policiers alors qu’il rentre chez son père, il est dans l’incapacité de dire quel film il a vu et quels en étaient les acteurs principaux.
Lorsque le jury se réunit, tout le monde pense que la détermination de la culpabilité n’est qu’une simple formalité. Au point que une fois les 12 jurés installés autour de la table, le président propose un vote à main levée. A la question « Qui pense que l’accusé est coupable ? », 11 mains se lèvent . 1 seule voix se prononce pour la non-culpabilité, celle de l’architecte, le juré n°8 en suivant le tour de table, interprété par Henry Fonda.
C'est le premier grand moment du film : lorsque Henry Fonda va faire cavalier seul pour tenir sa position contre l'avis de l'ensemble des autres membres du jury. Grâce à sa détermination et à son courage, il finira - après avoir résisté à de nombreux assauts - à s'allier la sympathie et le vote "non coupable" de son voisin immédiat, un retraité qui ne paye pas de mine, mais doté d'une grande perspicacité psychologique.
Là commence le deuxième grand moment du film, pendant lequel le noyau dur des "non coupable" constitué du retraité et de l'architecte va gagner à sa cause les jurés les uns après les autres, au point de parvenir à une parité parfaite au sein du groupe avec 6 partisans de la culpabilité et 6 tenants de l'innocence.
Arrivé à ce stade, débute le troisième moment du film qui conduira jusqu'à l'épilogue voyant le triomphe du vote "non coupable", acquis à l'unanimité.
Nous retrouvons donc une structure ternaire somme toute assez classique dans la construction d'une oeuvre. Mais là où les choses deviennent intéressantes, c'est que chacun des moments présentés ci-dessus est lui-même décomposé en trois temps :
1. un temps "mort" de faible intensité pendant lequel on voit souvent les acteurs échanger des apartés, plaisanter, se rendre aux toilettes, ouvrir puis fermer les fenêtres, bref s'adonner à des activités très en marge avec la raison de leur présence dans cette salle à huis clos ;
2. un temps d'intensité "moyenne" généralement consacré aux délibérations sur le cas. En général, les échanges sont dominés par la raison, même si l'émotion se manifeste sous la forme de prurit par instant ;
3. un temps "fort" souvent marqué par une décharge émotionnelle importante résultant ou annonciatrice d'un coup de théâtre. C'est en général autour de ces moments forts qu'ont lieu les demandes de réaliser des votes ou que les équilibres basculent. C'est aussi le temps des décisions, qui, comme chacun sait, sont systématiquement prises de façon émotionnelle, quand bien même elles sont justifiées a posteriori par la logique.
Si tout un chacun peut apprécier l'intérêt d'alterner des temps de délibération dominés par la logique et les vertus de l'argumentation rationnelle avec des temps où l'émotionnel prend le contrôle des acteurs à la table de négociation, on peut légitimement se poser la question de savoir à quoi peuvent bien servir les temps morts. D'autant que, comme il apparaît sur le graphique ci-dessus, ils représentent une portion significative du temps de la négociation.
En réalité, les temps morts sont fondamentaux. Lors du premier moment, le temps mort initial permet à chacun de trouver ses marques, de s'installer confortablement et de régler le protocole de la négociation : nomination d'un président, défintion des modalités de vote, détermination d'un temps minimal - maximal de délibération, etc. Or, c'est bien connu, sans protocole commun, pas de négociation possible.
Le deuxième temps mort, lui, va servir à résorber les effets néfastes du premier choc émotionnel survenu après le deuxième vote, établi à bulletin secret. Quand il appert qu'un autre membre du jury se range à l'opinion de Fonda - à savoir que le gamin est innocent - le "self made man" se met dans une rage folle. Il attaque ouvertement le chômeur, qu'il croit être l'auteur de la volte-face. Alors, naturellement, quand le retraité dévoile que c'est lui qui a voté "non coupable", il va bien falloir passer au temps des excuses. Même si, comme nous l'avons déjà vu dans un précédent billet, le mal a été fait...
Quant au troisième temps mort, son importance est stratégique cette fois. Comme les deux camps sont désormais à parité, il y a lieu de repenser significativement les tactiques de négociation. Car si jusque là, l'architecte a dû jouer la défensive à outrance, il peut se permettre désormais d'envisager de passer à l'offensive. Et pour ce faire, il se sert du temps mort pour apprécier, à travers des échanges d'apparence badine, ce que les Américains appellent le small talk, la sensibilité des membres du camp adverse.
En somme, dans 12 hommes en colère comme dans toute négociation, il y a lieu de ménager des temps de respiration ou temps "morts". Ils vous serviront en amont pour régler les détails du protocole de prise de décision. En plein milieu de la négociation, les temps morts vous permettront de dégorger la conversation d'un trop-plein éventuel d'émotion. Enfin, en cas d'impasse ou d'intervention d'un élément nouveau remettant en cause les équilibres, les temps morts - souvent matérialisés par des suspensions provisoires de séance - vous serviront à apprécier la nécessité ou non de changer votre tactique ou votre approche.
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Après avoir vu et revu le film, plusieurs points m’ont frappé :
- L’importance à négocier sur les enjeux (et non sur les personnes) ;
- Le rôle ambigu (pour ne pas dire néfaste) des croyances dans la recherche de la vérité ;
- La maïeutique comme dynamique de dialogue.
... et peut-être même (si le coeur m'en dit et que je sens un engouement de la part du lectorat) un quatrième sur la symbolique des chiffres dans le film et ce qu'elle révèle sur les intentions du réalisateur.
Le film 12 hommes en colère illustre aussi un phénomène rare dans le cinéma, le cas où le temps du récit coïncide exactement avec le temps objectif de l'histoire telle qu'elle se déroule. Je m'en suis ouvert sur mon autre blog L'Art de raconter. C'est ici.
Quel bel article !
(et quel beau film aussi).
Personnellement je n'ai que 2 films en n&b, celui-ci et Casablanca.
Le bon timing, incluant la gestion des temps morts, dans la négociation est effectivement parfaitement illustré dans ce film. Il ajoute, à mon sens, une autre dimension : celle de la conviction profonde, à la limite de la foi, qui est communicative et, d'après certains, peut déplacer des montagnes.
Encore une fois bravo, j'ai lu 4 fois votre article.
Rédigé par : Frédéric Belleton | 18/06/2012 à 18:33
C'est super! A quand la suite?
Rédigé par : fab | 25/03/2013 à 22:14