En ce moment a lieu, en parallèle entre le musée Fabre de Montpellier et le musée des Augustins de Toulouse, une exposition sur Le Caravage et le caravagisme intitulée “Corps et Ombres”. Au même moment, au musée Maillol de Paris cette fois, a lieu une exposition dédiée à Artemisia Gentileschi, émule du Caravage et – ô transgression sublime – une des premières femmes à laisser son nom dans l’histoire de la peinture.
A ce stade, vous vous demandez sans doute pourquoi je vous parle du Caravage ou d’Artemisia alors que le thème du billet renvoie à l’art et la manière de se positionner face à la concurrence. Même si le lien est ténu, tout simplement parce que le Caravage représente à mes yeux – au-delà de toute considération artistique – une expression emblématique du talent de vendeur poussé à l’excellence.
Petit rappel historique tout d’abord. Quand il arrive à Rome en 1592, à peine âgé de 20 ans, Le Caravage (de son vrai nom Michelangelo Merisi) est un jeune garçon tout fou, à l’esprit frondeur et peu conventionnel. Il aime à peindre des sujets d’inspiration plus dionysiaque que chrétienne, où transpire une sensualité équivoque. Ses personnages sont en violente opposition avec les figures éthérées de la Renaissance ; ils ont les traits des femmes et des hommes du peuple, leurs expressions débordent d’humanité avec tout ce que cela suppose de vice, de vulgarité, de petitesse parfois. Il est peintre de la rue dans la ville de Dieu…
Mais voilà. Le Caravage comprend vite que pour se faire un trou à Rome, il faut se mettre dans la poche deux types d’individus : des mécènes pour l’argent et des hommes d’Eglise pour le pouvoir.
Alors, comment réussir à gagner l’argent des uns et le coeur des autres sans pour autant céder à l’académisme de l’époque, que nous appelons le style Renaissance ?
Première règle : “Pour transgresser les règles, il faut d’abord s’y conformer scrupuleusement”. Il est fondamental dans un premier temps de gagner les bonnes grâces des commanditaires et d’éviter le combat. Dès lors, si les hommes d’église passent des commandes pour des représentations de scènes bibliques, et bien, Le Caravage mettra un point d’honneur à se mettre sur les rangs pour les satisfaire.
Deuxième règle : “mettre en scène la différence en jouant sur les contrastes”. Le Caravage respecte scrupuleusement les commandes, on l’a vu. Pourtant, il refuse obstinément de se plier au style éthéré de la Renaissance. Ses personnages ont les traits lourds, témoin cette Madone des pèlerins aux pieds nus (cf image en en-tête de billet) et dont les traits sont directement inspirés par ceux de sa compagne Léna au moment où il compose le tableau. Témoins ces pélerins aux pieds sales, à la peau abîmée par le soleil et aux traits grossiers.
Naturellement, ces représentations humaines – trop humaines ? – de scènes bibliques soulevèrent des réactions très vives. Souvent, les oeuvres du Caravage furent refusées par le clergé. Mais jamais elles ne laissèrent indifférents. La Rome d’alors connut une polarisation forte entre adorateurs et détracteurs du peintre.
Mais là où Le Caravage fut absolument génial, c’est quand il donna à ses commanditaires une bonne raison de lui faire confiance. Comment ? A travers une approche d’intellectualisation reposant sur ces fameux scénarios d’utilisation dont nous sommes si fans sur cette tribune.
Le Caravage comprit très vite que l’objectif du clergé en cette période trouble du début du XVIIème siècle consistait à contenir l’expansion de la Réforme. Or, le pouvoir de séduction des Luthériens et des Calvinistes reposait sur un rejet farouche des fastes de l’Eglise de Rome. Le Caravage tira parti de ce contexte pour proposer le scénario d’utilisation suivant :
“Dans ce contexte de montée en puissance des idées de la Réforme, pourriez-vous mieux contenir la vague si vos fidèles, au lieu de voir dans les églises des représentations artistiques glorifiant un faste et une magnifiscence hors de portée, découvraient plutôt des scènes où les personnages bibliques leur ressemblaient ? Cette représentation plus humaine de la religion ne les aiderait-elle pas à se sentir plus en harmonie avec l’Eglise de Rome ?”
Le propos fit mouche. Le Caravage devint l’ami du clegré qui vit en lui et en sa peinture une arme de choix pour renouer les liens avec les fidèles. Et si le peintre n’avait pas ensuite commis un meurtre dans des conditions plus que troubles, il y a fort à parier, qu’à l’image d’un autre grand artiste de la période, Le Bernin, il aurait pu couler des jours paisibles à Rome en bénéficiant de l’appui des plus grands, pape compris.
La leçon du Caravage appliquée au monde de la vente est simple. Si vous arrivez sur un marché avec une offre qui bouleverse les habitudes acquises et dérange le statu quo, ne cherchez pas à magnifier votre différence, car vous risquez alors de susciter un rejet absolu. Faites plutôt comme le peintre. Mettez-vous d’abord au niveau de ce qu’on attend de vous. Et ce n’est qu’à cet instant, quand vous serez à niveau, que vous pourrez alors mettre en exergue ce qui fait que vous êtes différent. C’est à ce moment que vous aurez beau jeu de mettre en avant votre apport exclusif en établissant un contraste fort avec votre concurrence. A l’image de ce maître du clair-obscur que fut Le Caravage, vous permettrez alors à vos interlocuteurs clients de faire pleine lumière sur ce que vous apportez en plus.
Enfin, si un jour, à Rome, vous avez une heure à perdre, je ne saurais trop vous inviter à faire quelques dizaines de mètres en marge de la très touristique Piazza Navona, pour vous diriger vers la basilique Saint-Augustin. Là, une fois que vous aurez franchi les lourdes portes de l’église, vous trouverez la Madone des pélerins dans une chapelle à main gauche. Mais, vous aurez aussi la possibilité d’admirer, sur un pilier de l’ogive, un Elie de Raphaël dans la plus pure tradition Renaissance. En deux minutes, vous apprécierez combien la rupture proposée par le baroque en matière de représentation était violente et combien la peinture du Caravage pouvait bouleverser les canons esthétiques de l’époque.
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Cet article est le dernier d'une série de quatre articles publiés sur le blog de Link4LEAD sur l’art et la manière de formuler des scénarios d’utilisation pour amener les interlocuteurs clients à vous préférer. Les trois autres articles sont référencés ci-dessous :
- Dans la vente, ce qui compte, ce n'est pas tant le produit que la façon de l'utiliser
- Qui dit scénario d’utilisation, dit mise en situation
- A quoi ressemble un bon scénario d’utilisation ?
Par ailleurs, il vient compléter un autre billet consacré au même thème de la différenciation par rapport à la concurrence. Il a été écrit il y a quelques années et met en scène deux autres figures mythiques du baroque italien, à savoir Le Bernin et Borromini. Si cela vous intéresse, suivez le lien... C''est ici.
Merci pour cet article, cette histoire et ce morceau d'Histoire qui illustrent parfaitement le propos.
Amicalement,
Jérémie
Rédigé par : Jérémie | 03/07/2012 à 15:28
Toujours un plaisir de te compter parmi les lecteurs assidus de cette tribune.
A très bientôt, Jérémie.
Rédigé par : Jean-Marc à Jérémie | 03/07/2012 à 17:51