J'ai débuté dans la vente en 1987, au retour de ma "coopé" à Lisbonne.
Comme j'étais jeune et inexpérimenté, je me vis confié une mission en forme de pari insensé : vendre chez des clients acquis à la concurrence, des boîtes UNIX alors que le marché applicatif sur ces environnements était encore à constuire. Mais bon, comme je vous l'ai dit, j'étais jeune et je compensais la faiblesse des armes fournies par un enthousiasme à tout crin.
Pourtant, même à 25 ans, à force de me faire rabrouer gentiment (ou pas) par des responsables d'entreprise qui ne m'avaient pas attendu, à force d'écumer sans succès les zones industrielles au croisement de codes APE (NAF maintenant) et postaux, à force d'ampoules au pied contractées au contact de portes trop solides, je dus me résoudre à l'évidence : je courais à l'échec.
J'eus alors la chance de rencontrer quelques "vieux de la vieille". Un chef, d'abord, Henri B., qui devait rapidement devenir mon maître en psychologie de la vente et un collègue de 30 ans mon aîné, Jacques B., fumeur invétéré de goldo maïs et de gitanes sans filtre, qui réalisait ses quotas avec une régularité de métronome. Ces mentors allaient m'influencer durablement en me prodiguant deux enseignements essentiels. D'abord, que la vente est une activité respectable, fondée sur une estime aussi élevée de soi que du client. Pas d'entourloupe ou de manipulation grossière. Mais pas de courbettes et de phrases niaiseuses style "pas de problème, Monsieur le client", non plus. L'un comme l'autre m'ont appris à me méfier comme de la peste des discours sous forme de harangues militaires venant de hiérarques souvent très éloignés des réalités du terrain, sans doute trop triviales à leur goût. Ensuite, qu'une vente - pour être belle - devait être mémorable, aussi riche en rebondissements qu'une épopée grecque, aussi burlesque qu'une scène de la Commedia dell'Arte et si possible un révélateur d'humanité avec son lot d'émotions contradictoires entremêlées. Dotée de ces attributs, la vente devenait alors proprement épique ; elle était racontée en boucle aux réunions commerciales et revêtait, au fil des mois, l'apprêt d'une épopée exemplaire.
Depuis cette époque lointaine et sans que je m'en rende vraiment compte, j'ai basculé au fil des ans vers la pratique d'une vente plus systématique, sans doute plus efficace, mais bien moins riche en soubresauts et péripéties. Le chiffre est devenu l'étalon-maître là où, par le passé, c'était la beauté du geste qui primait. Là où le vocabulaire employé était imagé, coloré et bien français, je cédais progressivement et presque inconsciemment à l'emploi de termes froids souvent extraits du répertoire anglais : pipeline, value prop, target, comp' plan, on-target-earning, year-to-date, powerpoint, pitch et j'en passe. Aurais-je oublié que le grand poète Rimbaud était commis voyageur et que les chemins de l'excellence commerciale passaient souvent par la maîtrise du verbe et une âme bien trempée au philtre de la poésie ?
C'est pourquoi, lorsque, il y a une quinzaine de jours, en musardant dans une librairie, je tombai sur le titre "Ils désertent" de Thierry Beinstingel, je ressentis une véritable vague de plaisir m'envahir. Je l'achetai incontinent et le lus dans la foulée. Et pour tout vous dire : je me suis régalé. Les deux protagonistes principaux se confrontent dans un fleuret moucheté sans presque jamais se côtoyer. D'un côté, le vieux VRP, meilleur vendeur au regard de sa performance en chiffre, mais décrié, dénigré au nom de méthodes prétendument surannées (il faut dire que ses argumentaires produits ressemblent à des poèmes de Rimbaud). Lui, on l'appelle "l'ancêtre". En face, il y a elle, la jeune et jolie sportive, récemment embauchée à prix d'or pour prendre la direction de l'équipe de vente. Et sa première mission consistera à dégommer l'ancêtre, au nom de son incapacité à faire des "big deals". Au fil des pages et de l'évocation de ces vies parallèles, on voit poindre une complicité et un respect inattendus. Et quand à la fin, la jeune femme va refuser de virer le vieux, je ne pus réprimer un profond soupir de soulagement.
Alors, si vous aimez la vente et que vous croyez comme moi dans ce que ce métier recèle de vertus profondément humaines, courez acheter et lire "Ils désertent". C'est tout en finesse et en intelligence.
Bonne lecture !
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PS : Si vous voulez vous faire une idée de l'univers de Thierry Beinstingel, vous pouvez toujours aller faire un tour sur son bloc-notes. Cela s'appelle "Feuilles de route" et c'est ici.
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