- Vous étiez sur votre trente et un ! Qui a pris la photo ?
- Le photographe du lieu, sans doute. Celui qui vous importune avec son bagout de comptoir. Trente ans après, on est content d'avoir cédé.
Cet échange savoureux est extrait du merveilleux livre de Yannick Grannec que ma belle a eu la délicatesse de m'offrir récemment et dont chaque page est un véritable régal : La Déesse des petites victoires, aux éditions Anne Carrière.
Il est tiré d'un entretien fictif entre Adèle, la veuve de Kurt Gödel et Anna, une jeune documentaliste pétrie de désillusions. Autant vous dire, qu'à sa lecture, je me suis vu renvoyé à la figure tous les stéréotypes associés à l'image du vendeur : baratineur, relou, insistant au-delà de toute retenue... Sauf que là, ce n'était pas un vendeur qui était sur la sellette, mais un photographe de mariage. Et pan sur le bec ! Ce qui est très intéressant ici, c'est qu'après le rappel de l'agacement ressenti au contact de l'importun, il y a cette excuse en forme d'aveu de plaisir éprouvé, 30 ans plus tard, à revoir un cliché de soi, pris lors d'un événement exceptionnel. Trois lustres entre la manifestation de la caractéristique - la photo - et celle de sa valeur - le souvenir d'un événement... Un bail !
Quand j'anime des ateliers de formation CustomerCentric Selling(R), je passe par mal de temps à éclairer les participants sur quelques idées simples en apparence, mais à l'usage bien difficiles à intégrer :
1. Un produit a des caractéristiques, c'est chose entendue. En revanche, les bénéfices qui en découlent dépendent des personnes auxquelles le produit s'adresse. Pour une même caractéristique, à différentes personnes, différents bénéfices.
2. Le bénéfice est lié non pas au produit mais à l'utilisation qui en sera faite par la personne.
3. Il y a distorsion entre le temps du produit (le cliché du photographe) et celui du bénéfice constaté (quand la veuve le revoit trente ans plus tard et laisse refluer à elle les souvenirs d'un moment heureux).
Mais plutôt que de m'étendre sur ces points, j'ai pensé qu'il valait mieux que je cède la parole à John Holland, un des fondateurs de la méthodologie CustomerCentric Selling(R). Dans un article intitulé "Feature-Benefit vs. Feature-Benefits?", il raconte l'histoire suivante :
J'ai travaillé il y a quelques années avec un client spécialisé dans la location d'appartements équipés auprès de sociétés de conseil envoyant des consultants pour des missions de longue durée. La société souhaitait que les commerciaux mettent en avant le fait que chaque appartement possédait une cuisine opérationnelle, complètement équipée. Tout cela paraissait très bien, jusqu'au moment où j'évoquais le fait que des caractéristiques identiques pouvaient revêtir des significations bien différentes selon les personnes.
Dans un premier temps, j'aidai mon client à identifier les fonctions impliquées - directement ou non - dans le processus de prise de décision : les consultants (en leur qualité d'utilisateurs du service), les managers des consultants, le directeur des ressources humaines (DRH), le directeur administratif et financier (DAF). L'étape suivante consista à établir en quoi la présence d'une cuisine équipée pouvait avoir de la valeur pour chacun des rôles inventoriés. Tout le monde dans la salle s'accorda à dire que chacun des rôles y voyait un bénéfice clair. Pourtant, lorsque je poussai le bouchon un cran plus loin et demandai au groupe de préciser le propos, une cohorte d'anges passa. Aux expressions perplexes des uns et des autres, je pus décrypter la réponse que personne n'osait verbaliser : "Hé ducon, tu ne piges donc pas qu'on parle juste d'une cuisine équipée !"
Etre “centré client” revient souvent à chausser les pantoufles de l'autre et à analyser les choses du point de vue du client. Si certaines organisations ont décliné leur message en fonction des différents types d'interlocuteurs ciblés durant le cycle de vente - on les désigne parfois sous le terme de personas - , la plupart d'entre elles s'obstinent dans l'erreur consistant à bâtir un message unique comme si elles s'adressaient à un interlocuteur monolithique. Avec mon asssistance, le groupe comprit progressivement que le concept de cuisine équipée revêtait une importance et une valeur différente en fonction de l'interlocuteur concerné. Plus tard, le groupe se mit à réfléchir à la liste des bénéfices apportés par la cuisine équipée à chacun des rôles sélectionnés. Le résultat de ce travail de réflexion ressembla peu à prou à ce qui suit :
Consultants (les utilisateurs du service)
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- Beaucoup de consultants en mission cherchent à réduire au maximum les sources de perte de temps. Or, sortir le soir pour diner peut prendre plus de heures. Le soir, certains consultants préférent avancer sur leur travail, lire, se prélasser ou regarder la télé, etc.
- Certaines personnes détestent diner seules le soir.
- Lorsqu'ils sont de sortie, la plupart des gens mangent et boivent plus qu'ils ne le feraient s'ils étaient chez eux. Toutes choses égales par ailleurs, une personne en déplacement toute la semaine aura tendance à gagner du poids et à accumuer de la fatigue liée à un rythme de vie moins sain que d'accoutumée.
Les managers des consultants
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- Les frais de mission constituent un poste de coût important. Si les consultants sont prêts à se préparer leur popote eux-mêmes, cela peut représenter une économie substantielle.
- Lors des entretiens de recrutement, certains postulants à la fonction de consultant peuvent voir d'un bon oeil le fait de se voir proposé à titre temporaire un appartement équipé dans le cadre de missions de longue durée loin de leur domicile.
- En raison de leur caractère chronophage, les diners sur une durée longue peuvent constituer une cause de stress, d'épuisement professionnel, ce qu'il est désormais coutume de désigner sous le terme de burnout. La productivité du consultant peut s'en trouver affectée négativement, ainsi que son moral. Côté client, la qualité perçue peut être inférieure à ce qu'il est en droit d'attendre, ce qui peut entraîner des pertes de contrats non programmées.
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- Comme indiqué plus haut, la mise à disposition d'appartements équipés peut constituer un avantage concurrentiel dès les phases de recrutement.
- Un moral plus élevé et un risque moindre de burnout sont autant de garanties d'un plus grand bien-être social et, indirectement, d'une meilleure productivité en clientèle.
- Un taux de défection réduit au sein de la population des consultants.
- Des factures moindres chez les chasseurs de tête et les cabinets de recrutement.
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- Qui dit plus grand bien-être, dit plus grande productivité, meilleure qualité perçue chez les clients et donc facturation mieux sécurisée sur les missions longue durée.
- Qui dit plus grand bien-être, dit meilleure loyauté des consultants, donc moindre turnover, donc coûts de recrutement réduits.
- Au total et toutes choses égales par ailleurs, des revenus plus élevés couplés à des coûts réduits permettent de générer une marge plus importante.
Les sociétés suivant ce type de raisonnement lorsqu'elles travaillent autour de leur proposition de valeur sont en meilleure posture pour aider leurs clients à construire leur propre justification d'investissement. Les commerciaux de ces sociétés sont en mesure d'avoir des conversations de qualité sur ce qu'apporte l'utilisation des cuisines équipées ; ils se différencient aisément de ceux dont le discours s'arrêterait à la seule description des attributs desdites cuisines.
En résumé, lorsque vous travaillez sur votre proposition de valeur, efforcez-vous d'imaginer comment les différentes personnes impliquées dans la décision d'achat peuvent considérer les caractéristiques de votre offre dans le cadre de scénarios d'utilisation spécifiques à leur rôle et/ou fonction. Au bout du compte, vous aiderez vos clients à valoriser au mieux l'utilisation des biens & services que vous offrez.
Et maintenant, la prochaine fois que vous verrez un photographe s'avancer vers vous, éloignez du revers de la main la pensée négative qui ne manquera pas de vous submerger en voyant s'approcher l'importun. Projetez-vous dans le futur et imaginez le plaisir que vous aurez à partager avec ceux que vous aimez l'image écornée et jaunie d'un moment de bonheur. Vous verrez, vous n'aurez même plus besoin de dire "ouistiti", "cheese" ou que sais-je quoi encore pour arborer votre plus beau sourire...
Excellent billet comme d'habitude ! A mettre en perspective avec la pub pour le dernier appareil photo Nikon, dont aucune caractéristique technique n'est vantée, si ce n'est d'être un "créateur de souvenirs" !...
Rédigé par : Bertrand | 06/11/2012 à 23:42
Oui Bertrand. C'est absolument cela. Et encore merci pour votre passage.
Rédigé par : Jean-Marc à Bertrand | 07/11/2012 à 13:39