Le XIXè siècle vit la montée en puissance du lumpen proletariat, alias les cols bleus en haillons ; le XXème connut l'apogée du cadre dynamique, portant fièrement col blanc, chaussures noires, costume élégamment taillé et cravate assortie à la couleur des chaussettes. Avec la délocalisation de la classe ouvrière vers des destinations à salaires insolemment bas et la mise à la pré-retraite massive des baby-boomers cravatés, je me demande bien quelle classe de travailleurs sera l'icône de ce début de XXIè siècle ?
Après m'être gratté la cervelle, la réponse s'est imposée à moi : le télé-acteur. Il porte avec lui les stigmates de ces frères d'infortune. Comme le sous-prolétaire du XIXè, il est enchaîné à son poste de travail, comme le col blanc des Trente Glorieuses, il travaille dans des bureaux saturés de lumière blanche avec peu ou pas d'accès à la clarté naturelle. Comme ses aînés, il est soumis à des cadences infernales et à une supervision sourcilleuse. Mais qui est-il exactement ?
Je suis allé à la rencontre de l'un d'entre eux. Son prénom est Ahmed, mais il préfère se faire appeler Pierre. De toutes les façons, c'est comme ça que son superviseur, Stéphane, veut qu'il se présente au téléphone. Il est Bac +5, ce qui fait de lui le plus diplômé de l'équipe et n'est pas sans créer un malaise avec son responsable hiérarchique, nanti d'un simple BTS d'action commerciale.
Moi : Pouvez-vous me parler de votre métier ?
Pierre : Je fais de la téléprospection depuis huit ans. Mon métier consiste à déceler des opportunités commerciales pour mes clients. Je suis en quelque sorte un ouvreur de portes pour les commerciaux de mes clients. Certains m'ont dit que je remplissais le rôle d'un business developer. Mais je préfère le terme de rabatteur. Je trouve que ça décrit mieux la nature de mes actions.
Moi : Quelles sont les principales difficultés liées à l'exercice de votre métier ?
Pierre : C’est un
métier difficile, car très répétitif. Nos clients nous fournissent deux choses.
D'abord, une base de données ou un fichier de personnes à contacter. Ensuite,
un brief comprenant la plupart du temps un descriptif de la campagne, un
argumentaire de l'offre à pousser, un guide de conversation et parfois
même un script détaillé sur la façon dont nous devons mener la conversation. Je
ne sais pas ce que les clients ont en tête, mais ils doivent vraiment nous
prendre pour des abrutis pour nous mâcher à ce point le travail...
Malheureusement, en croyant bien faire, ils se tirent une balle dans le pied.
Figurez-vous qu'ils nous imposent de réciter mot pour mot le script. Et je peux
vous dire qu'à force de répéter sans cesse les mêmes mots, non seulement j'agace les clients, mais en plus, je m'ennuie prodigieusement... Et pour reprendre un adage bien connu, au téléphone, l'ennui, comme le sourire, il s'entend !
Moi : Et quels sont les résultats typiques que vous obtenez ?
Pierre : En général, on nous demande de réaliser un certain nombre de prises de rendez-vous. Et pour tout vous dire, quand je travaille dans les conditions que je viens de vous citer, c'est-à-dire avec l'obligation de débiter un script au kilomètre, il se peut que j'aie à passer jusqu’à 200 appels par jour pour arracher un seul malheureux rendez-vous. C'est une galère sans nom ! Sans compter que nous énervons passablement les clients en faisant cela. Je ne compte même plus le nombre de fois où je me suis fait insulter au téléphone, avec des termes que ma pudeur m'interdit de reproduire ici...
Moi : Et ces insultes, cela ne vous affecte pas trop ?
Pierre : Plus maintenant… Mais ne croyez pas que c’est parce que le cuir durcit avec l’âge. Non. C’est tout simplement parce que j’opère bien à l’abri derrière mon nom de scène. Tant que c’est Pierre qui prend les coups, je ne me sens pas concerné. Naturellement, ce serait une autre paire de manche si, au lieu de me présenter comme Pierre, j’intervenais à découvert, c’est-à-dire sous ma véritable identité : Ahmed.
Moi : Et avec ce type d’approche, atteignez-vous vos objectifs ?
Pierre : Ben non...
Moi : Pourtant, je crois savoir que vous vous en sortez plutôt bien côté résultats. Est-ce à dire que vous avez trouvé des moyens de surmonter les difficultés auxquelles vous faisiez allusion ?
Pierre : Oui, en effet. Je ne devrais pas vous le dire, car c'est ma botte secrète. Mais bon, du moment que cet entretien reste anonyme, je peux bien faire une entorse à la règle. D'une part, je suis obligé de re-qualifier la liste de prospects qui m'est fournie. Mais ça, nous sommes tous peu ou prou condamnés à le faire. Non. Là où je fais la différence, c'est que je mets à la poubelle tous les outils qui me sont donnés. Le script en particulier, c'est le premier à finir dans la corbeille.
Moi : Ah bon ?
Pierre : Eh oui. Je me repaluche tout le travail de définition de la grille de conversation. Mais au lieu de partir de l'offre produit, comme le font mes clients, je pars de la fonction des interlocuteurs cibles à qui je dois m'adresser. Je me renseigne sur ce à quoi ressemble leur métier, la nature de leurs enjeux, ce sur quoi ils sont mesurés. Une fois que je me suis mis dans les pompes de mes interlocuteurs, je me replonge dans le brief de mon client et j'essaie de trouver les éléments les plus en mesure de combler leurs attentes implicites. Je les triture pour les rendre simples à énoncer. Exit le jargon fournisseur. Fi des expressions techniques qui font peur ou des termes marketing qui sonnent creux. Je laisse tomber le produit et toute sa mystique ; je me concentre sur son utilisation possible au regard des enjeux de mes interlocuteurs cibles. Je remplace tout le blabla américanisant des tours de verre par du bon français de la rue. A ce stade, il ne me reste plus qu'à détricoter le travail réalisé pour imaginer une séquence logique de questions permettant d'alimenter une véritable conversation. Quelque chose qui n'ait plus rien à voir avec la récitation d'un argumentaire produit, mais qui fasse la part belle aux modalités potentielles d'utilisation de l'offre de mon client dans le contexte de mon vis-à-vis au téléphone.
Moi : Quel travail !
Pierre : Oui, c'est un travail important. J'y passe en moyenne une bonne demi-journée en dehors des heures d'appel. Mais, vous savez, pour réussir mes objectifs, je n'ai pas vraiment le choix. Ce n'est pas en faisant plus d'appels idiots que je peux augmenter ma performance ; c'est en ayant des conversations intelligentes et structurées autour des enjeux de mes interlocuteurs et non des avantages de l'offre de mon client.
Moi : Et là, après cet effort, quels résultats constatez-vous ?
Pierre : D'un point de vue quantitatif, j'améliore ma performance dans un facteur 2. Et par ailleurs, je n'ai plus à souffrir de propos injurieux, comme ceux de cette personne me rappelant insidieusement combien mon accent rappelait les faubourgs de Rabat, plus que ceux de Tours...
Moi : Avez-vous imaginé d'autres axes d'amélioration dans la conduite de votre métier ?
Pierre : Oui, il m'arrive de rêver.
Moi : Et à quoi ressemble ce rêve ?
Pierre : Le rêve, ce serait que je puisse n'appeler que des prospects ayant déjà fait par eux-mêmes le travail de mise en correspondance entre leurs enjeux métier et ce qu'offre mon client. Le rêve, ce serait qu'ils aient pu se faire une idée par eux-mêmes de l'intérêt que pourrait représenter l'utilisation de l'offre de mon client dans leur contexte à eux.
Moi : Quelle forme cela pourrait-il prendre ?
Pierre : Je ne sais pas précisément. Disons que... J'ai pensé... par exemple s'ils pouvaient aller sur un espace particulier sur internet où ils se verraient proposées des situations typiques de leur quotidien. Pour chacune des situations, ils devraient choisir entre plusieurs scénarios celui qui correspondrait le mieux à ce qu'ils vivent aujourd'hui. Après avoir suivi un parcours fait d'une petite dizaine de mises en situation, ils pourraient visualiser à l'écran un rapport de synthèse leur indiquant la marge de progrès réalisable s'ils utilisaient l'offre de mon client. Cela aurait l'intérêt de leur mettre l'eau à la bouche, d'exciter au sens noble du terme leur curiosité...
Moi : Et pour vous, qu'est-ce que cela changerait ?
Pierre : Pour moi ? Mais ce serait le paradis... C'est simple, je n'appellerais plus que ceux qui auraient suivi le parcours dont je viens de vous décrire les grandes lignes. Plus besoin de cibler à l'aveugle et de requalifier les contacts. Comme les personnes que j'appellerais se seraient déjà évaluées, je suis sûr qu'elles me réserveraient un bon accueil ; la conversation pourrait s'enclencher très naturellement autour de leurs enjeux, leurs besoins, que sais-je...
Moi : Donc beaucoup moins de résistance à surmonter, fini l'accueil glacial, exit les insultes...
Pierre : Oui, fini tout ça. Vous savez, aujourd’hui, je dois encore dépenser une énergie de dingue et déployer des ruses de Sioux pour briser la glace à l’entame de la conversation. Il faut un temps considérable pour que mon interlocuteur se sente suffisamment en confiance pour s’engager avec moi dans un dialogue mutuellement gratifiant. Dans mon rêve, j’imagine qu’il en serait tout autrement… Après avoir évoqué ma motivation – « je vous appelle pour faire suite à votre évaluation sur le thème _____ » - j’imagine alors que mes interlocuteurs en viendraient à me couper la parole pour entrer directement dans le vif du sujet, sans autre forme de procès…
Moi : Et côté résultat ?
Pierre : Côté résultat, je crois que je pourrais augmenter mon efficacité dans un autre facteur 2, soit un accroissement d'un facteur 4 à 5 par rapport à la pratique actuelle au sein de notre centre d'appel. Maintenant, imaginez qu'en plus, à chaque fois que j'arrive à mon poste de travail le matin, je puisse me connecter à une plate-forme web dédiée à la campagne de mon client, que sur cette plate-forme, je voie toutes les personnes ayant utilisé le dispositif d'évaluation dont je viens de vous parler. Imaginez encore qu'elles soient notées - scorées dirait-on en anglais - en fonction de critères décrivant la dose de motivation personnelle qu'elles ont mis dans l'expérience. Je ne sais pas moi... Le temps qu'elles y ont passé, le nombre de situations sur lesquelles elles se sont évaluées... Dans ce cas, j'appellerais en priorité les personnes ayant les scores les plus élevés, ce qui me garantirait d'avoir des conversations de qualité. Imaginez un peu la conversation : "Je vous appelle suite à l’évaluation que vous avez réalisée sur le sujet X". C'est quand même mieux que : "Vous êtes bien M. Jean Durand, directeur de la logistique chez Trucmuche SA ?" Après l'entrée en matière, je leur demanderais quelle est leur perspective sur le thème considéré, je les laisserais s'exprimer sur leurs enjeux... Et au bout du compte, je suis sûr que la prise de rendez-vous deviendrait un jeu d'enfant... Car motivée par un désir authentique de rencontre et non par celui de se débarrasser d'un télé-prospecteur trop collant...
Moi : Merci Pierre.
Pierre : Ce fut un plaisir. Merci Jean-Marc.
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PS - Le rêve d'Ahmed/Pierre peut se réaliser aujourd'hui. Vous en doutez ? Faites un tour sur le site de Link4LEAD. Vous y trouverez l’ensemble des scénarios d’usage qu’Ahmed/Pierre décrit dans ses rêves les plus débridés. Et si en plus vous faites un tour sur le blog de la société, vous y trouverez l'interview d'un Hichem bien réel, dont les propos se rapprochent de ceux de notre Ahmed fictif.
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