Quand je donne des cours de vente aux élèves de grandes écoles françaises, de commerce ou non, l'un des messages que j'ai le plus de mal à faire passer est le fait que vendre n'a rien à voir avec donner des informations. Les étudiants, pourtant dotés de têtes super bien faites ont un mal fou à comprendre les mécanismes psychologiques en jeu dans une vente et notamment le fait que l'apport d'informations est souvent une barrière à cette étape clé de l'acte de vente où le prospect doit se construire une représentation mentale de la façon dont il fera usage du bien ou service que vous lui proposez.
C'est pour cela que j'aime cette vidéo, tirée de la série britannique Skins. Le personnage principal, Chris Miles, interprété par Joseph (Joe) Dempsie vient d'être recruté comme agent immobilier. Il est en quête de sa première vente. Comme pour tout vendeur débutant, on lui a enseigné comment faire l'article de son produit.
Dans la première partie de la scène, Chris se comporte en bon élève appliqué ; il fait visiter la maison en donnant une rapide description pour chaque pièce. Nous sommes dans la vente traditionnelle où le héros, c'est le "produit". Et comme de bien entendu, le courant ne passe pas ; le couple arbore une mine d'ennui profond. Maintenant, comme il s'agit de gens manifestement bien éduqués, ils n'osent pas dire à Chris que c'est un piètre vendeur. Alors, à l'image d'Adam et Eve sommés de s'expliquer devant l'Eternel sur leur désobéissance dans le jardin d'Eden, chacun y va de son gentil petit mensonge. "Lovely", dit la dame, ce qui, pour ceux d'entre vous qui connaissent nos amis britanniques, peut aisément être interprété comme une expression polie pour "aucun intérêt". Quant à l'homme, il va prétendre que le prix est exagérément élevé pour expliquer la décision de rompre là.
A ce moment, Chris comprend que la vente est à l'eau. Alors, il décide de jouer son va-tout. Il change complètement de registre et s'engage dans une mise en scène à la limite de l'extravagance. Il demande à ses interlocuteurs s'ils sont capables de s'imaginer, à l'article de la mort, en train de se remémorer les bons moments passés entre les murs de la maison. Il suggère des images : fêter l'anniversaire d'un enfant, s'adonner à des étreintes joyeuses sous le soleil, fumer un joint dans le jardin.
En bout de course, il pose deux questions : "Y a-t-il tant de gens qui font ça ?", puis "Est-ce la maison dans laquelle vous vous imaginez construire tous ces souvenirs ?" Admirables questions, car elles sollicitent l'imagination du couple. Un regard entre l'homme à la femme suffit alors pour que l'homme dise "c'est oui, nous achetons la maison". Et là, ô surprise, le prix qui semblait si problématique quelques secondes plus tôt, n'est même plus abordé...
Cette vente est remarquable. Cinq points clés y sont magnifiquement mis en scène :
1. Donner de l'information n'aide pas vos interlocuteurs prospects à prendre une décision d'achat.
2. Si le prospect ne voit pas de valeur, comment voulez-vous qu'il envisage d'acheter ?
3. La valeur d'un bien n'a rien à voir avec le bien lui-même ni ses caractéristiques ; elle a à voir avec la projection que le prospect se fait de lui-même dans un contexte où il utilise le bien.
4. Le prix n'est jamais un problème ; c'est l'absence de visualisation de la valeur qui en est un.
5. Les clients sont en général bien éduqués. Quand on leur demande pourquoi ils n'achètent pas, au lieu de dire que c'est parce que le vendeur est indigent (la vérité difficile à dire), ils préfèrent de loin affirmer que c'est parce que le prix est trop élevé (un mensonge tellement facile à gober).
Un jeu de maître, Chris!
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PS 1 - Après lecture de ce billet, certains d'entre vous pourraient avoir envie de montrer cette vidéo à des tiers. Je voudrais juste les mettre en garde sur un point. Si Chris fait preuve d'un brio indiscutable dans la conduite de sa vente, il tend à utiliser un langage plutôt relâché - ce qui rajoute à l'ironie de la situation. Le terme "shagging" qu'il emploie signifie littéralement "s'envoyer en l'air" et "skin up" est une formule argotique anglaise pour "se rouler un joint". Comme, en plus, il propose que le joint en question soit roulé en la présence des enfants, je ne suis pas certain que cela passe devant n'importe quel public. Il y a 10 ans, je n'aurais même pas pensé une seconde écrire ce genre de post scriptum. Mais voilà, dans notre époque étrange où une pudibonderie des plus affectées fait si bon ménage avec une pornographie d'une vulgarité sans nom, je me considère un devoir de le faire...
PS 2 - Merci Jérôme de m'avoir fait part de cette petite trouvaille.
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