Hier soir, j'ai eu le plaisir de participer à l'émission La ligne de coeur animée par Jean-Marc Richard et Stéphane Thiébaud à la Radio Télévision Suisse romande. J'y avais été invité pour faire le point sur les techniques de manipulation en cours dans le monde de la vente et du marketing. Or, alors que je préparais mon intervention, il m'est venu à l'esprit une histoire tirée du dernier livre d'Erik Orsenna, "Mali, ô Mali", publié chez Stock.
Deux cordonniers viennent d’arriver dans un camp de réfugiés. Ils s’établissent pour faire boutique. Et là, je cite :
Une femme parut, ni jeune ni vieille : épuisée. Et souffrante. Elle marchait comme du verre pilé.
- Bienvenue, madame, et prenez place sur cette natte. Vous voulez un coussin ? Voilà. Détendez-vous. Votre pointure, vous la connaissez ? Aucune importance. Montrez-moi. Ce jeune homme, à mon côté, n’ayez crainte, c’est mon ami. Une tombe. On dirait qu’il n’a pas de langue tant il garde les secrets. Mais que vois-je ? Oh, oh, ici, au milieu de la plante, c’est une entaille qui court. Avec pour responsable, sans doute, un éclat de verre, une pierre coupante, donc tu as dû fuir, très vite, sans regarder, pour sauver ta vie. Et là, en arrière du petit orteil, cet affaissement m’avoue une vieille fatigue. Et cette ampoule crevée à la base du pouce, que veut-elle me dire sinon la longueur de la marche, des pas mille fois répétés pour sortir de l’Enfer. Et cette verrue, où l’as-tu attrapée ? Il n’y a pas de verrues sur la terre battue. C’est donc que tu habitais une vraie maison ? Tu as des enfants ?
La femme acquiesça.
- Où sont-ils ?
Elle montra deux gamins qui poursuivaient une chèvre.
- Les malheureux !
Vous imaginez l’effroi de la mère.
Trois fois le cordonnier répéta « malheureux », avant que la femme lui saisisse l’épaule et l’oblige à s’expliquer : « Mes enfants… Pourquoi ‘‘malheureux’’ ? »
Il lui prit la main et commença par la rassurer. Pour le moment, à leur âge tendre, ses rejetons ne risquaient rien. Mais s’ils continuaient d’aller pieds nus, la corne qui se formait sur les plantes allait remonter par les jambes et risquait un jour, plus tard, de gagner le cœur (« Oh, mon Dieu », gémissait la femme), « tu imagines le cœur entouré de cette corne, comment veux-tu qu’il batte ? »
- Oh, mon Dieu, oh, mon Dieu, gémit la femme, mais je n’ai rien pour payer !
- Je pratique le crédit et, pour les ennuis graves, les plus bas prix du monde.
La femme bondit hors de la tente et courut chercher ses enfants.
Extrait de « Mali, ô Mali » d’Erik Orsenna chez Stock (p. 140 et suivantes)
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Cette histoire est odieuse. Pourtant, elle recèle une vérité triste à admettre sur le vendeur-manipulateur ; il a l'art d'inspirer confiance. Regardez comme il excelle dans la mise en relation, cette façon qu'il a de "lire" les reliefs de la voûte plantaire de sa cliente d'infortune pour comprendre qui elle est, ce qu'elle vient de vivre, la souffrance de l'exil. Authentique dans son questionnement, il fait preuve d'un intérêt sincère pour la femme. Expert dans l'analyse, il démontre une compétence hors du commun pour interpréter lea souffrance de l'autre. Or je ne sais plus qui a dit que la confiance naissait de la présence concomitante de la sincérité et de la compétence, justement.
Et comme dans beaucoup de manipulations malveillantes, c'est précisément au moment où le cordonnier sait avoir conquis la confiance de la femme qu'il va basculer dans la mise en scène féroce de cette corne cheminant le long des jambes pour étouffer le coeur des enfants. C'est après avoir fait tomber la barrière du soupçon, qu'il crée de toutes pièces une réalité délirante dans laquelle il va confondre la femme, au moment précis où cette dernière est tout ouïe.
Expert en confiance et alchimiste, voilà bien les deux traits du manipulateur. En questionnant patiemment son interlocutrice sur son passé, il s'ouvre l'espace de son esprit. En créant une réalité illusoire par le mensonge, il fausse sa perception et l'entraîne à agir à la hâte, sous le feu de l'angoisse qu'il vient de susciter.
Abject moralement, mais génial dans la mise en scène.
La situation est sans doute outrée, mais elle a le mérite de nous faire toucher du doigt (de pied ?) combien le comportement d'un vendeur malintentionné peut faire du mal. Heureusement, pour conclure sur une note plus positive, on voit de plus en plus de vendeurs capables d'emporter des marchés tout en maintenant un degré irréprochable de moralité.
Rédigé par : Kerrie | 09/05/2014 à 00:38
C'est exactement ce qui s'est passé avec la chaussure dans nos sociétés "civilisées". Personne n'a besoin de chaussures, ni pour travailler ni pour courir des marathons. Mais les annonceurs, les multinationales, les gouvernements (comme au Portugal sous la dictature) nous ont éduqués pour nous faire croire que le sol recelait mille dangers tous plus mortels les uns que les autres et que nous ne pouvions vivre sans chaussures.
Rédigé par : Sly | 15/05/2014 à 21:30