Il y a quelques semaines, j’ai écrit un billet détaillant les comportements possibles en réponse à la demande comminatoire d’un prospect ou client désireux de savoir « quel est votre dernier prix ». Mais aujourd’hui, nous allons plutôt nous intéresser à la question de savoir « quel est votre premier prix ».
Imaginez que vous soyez en passe de vous porter acquéreur d’un bien dont vous n’êtes pas familier, disons pour faire simple, une lunette astronomique permettant d’observer avec précision les anneaux de Saturne. Il y a fort à parier que vous n’avez pas la moindre idée de ce que pourrait bien constituer le « juste prix » pour ce type d’équipement.
En B2B, cette méconnaissance du « juste prix » est encore plus flagrante. Je me souviens encore comme si c’était hier avoir vu des commerciaux spécialisés dans la vente de contrats de renouvellement de maintenance logicielle exploiter cette ignorance des clients au point de proposer, lors du renouvellement de contrats arrivés à échéance, des prix pour le moins exubérants. Naturellement, comme parfois les prix proposés pouvaient représenter une multiplication par 10 (si si, je n’affabule pas) par rapport à la dernière facture de maintenance, les clients se mettaient dans des colères aux proportions homériques. A ce moment, les commerciaux s’arc-boutaient sur leur offre en avançant des arguments raisonnables pour justifier leur hubris – l’intensité des efforts de R&D, l’évolution à la hausse des coûts de support liés à la complexité croissante des bugs à corriger, la capacité à traiter dans des délais record, la possibilité de disposer d’interlocuteurs dédiés plutôt que de se voir « expédié » sur un centre d’appel en Pologne ou en Inde avec des interlocuteurs aux compétences approximatives… Ces lignes de résistance n’avaient pour seule fonction d’émousser la rage des clients et de les aider à évacuer la surchauffe émotionnelle. Car une fois que les clients quittaient le registre émotionnel pour aborder la question sur le plan rationnel (« comment vais-je / allons-nous faire ? »), telle un deus ex machina, la commerciale du compte intervenait. Elle s'indignait de conserve avec le client de l’indélicatesse des ingénieurs d’affaire en charge du renouvellement de maintenance et avait beau jeu d’expliquer ensuite, l’air patelin, qu’au stade où en étaient arrivées les choses, la seule possibilité pour sortir de l’ornière consistait pour le client à acheter des produits & services additionnels. Matoise à souhait, notre vendeuse de charme prendrait soin d’expliquer qu’elle n’avait pas autorité pour infléchir le comportement des « barbares » du renouvellement de maintenance, mais que si le client montrait de la bonne volonté – en passant commande par exemple de plusieurs millions d’euros de produits additionnels – alors, elle pourrait justifier aux instances supérieures qu’il fallait faire un geste sur le renouvellement de maintenance.
Le scénario est vieux comme Hérode. Il est si classique qu’on lui a donné un nom : c'est le fameux « good cop, bad cop » en anglais, « le gentil et le méchant » en français. Et pourtant, même s’il était on ne peut plus facile à démasquer, il marchait… tout le temps.
Pourquoi ?
Parce que derrière les apparences (« ils me refont le coup du gentil et du méchant ») se dissimulait en réalité l’exploitation d’une notion beaucoup moins bien connue de nos travers psychologiques : notre vulnérabilité fondamentale à la notion d’ancrage mental. En énonçant un premier prix totalement fantaisiste, le commercial en charge du renouvellement de maintenance posait, dans l’esprit du client, une barre, une limite, qui allait plus tard servir d’étalon à l’aune duquel le client allait apprécier l’intérêt ou non d’acheter.
Cette notion d’ancrage a été explicitée par le prix Nobel Daniel Kahneman et a fait l’objet d’un nombre d’études conséquent. Récemment, je suis tombé sur les travaux de Dan Ariely, un chercheur à l’esprit mutin qui se délecte à prouver combien nous pouvons être irrationnels tout en croyant exactement le contraire, à savoir faire preuve d’un jugement expert.
Dan Ariely a effectué l’expérimentation simple suivante – vous pouvez essayer avec vos amis.
Dans un premier temps, il a demandé à des cobayes de prendre leur carte Vitale, puis de noter et de mémoriser les deux derniers chiffres de leur numéro de sécurité sociale.
Dans un deuxième temps, il leur a présenté un bien de consommation courante dont le prix serait inférieur à 100 dollars et leur a demandé de déterminer si la somme d’argent qu’ils étaient prêts à mettre était inférieure ou supérieur aux deux derniers chiffres de leur numéro de sécurité sociale.
Enfin, dans un troisième temps, il leur a posé la question de savoir combien ils étaient prêts à mettre pour acheter le bien considéré.
Le résultat c’est que la somme que nous sommes prêts à dépenser est étroitement corrélée aux fameux deux derniers chiffres de notre numéro de SS, utilisés durant toute la durée de l’expérience comme point d’ancrage à notre processus de prise de décision.
Est-ce à dire que je recommande l’idée de présenter en guise de premier prix, le montant le plus élevé possible pour pouvoir glisser ensuite tranquillement vers un prix d’équilibre propre à satisfaire les deux parties ? Pour rien au monde ! A chaque fois que j’entends des commerciaux se vanter d’augmenter leur prix de vente de X% à la base pour se constituer un matelas de négociation à utiliser au moment où ils passeront à la planche à secousses des achats, je suis navré.
En revanche, l’enseignement que je retire de ce résultat on ne peut plus surprenant de psychologie sociale, c’est qu’en notre qualité de vendeur, nous nous devons d’exceller à faire visualiser la valeur de ce que nous offrons dans le contexte d’utilisation du client. C’est cette valeur perçue qui constituera le fameux point d’ancrage ; c'est en tirant sur son organeau que le prospect déterminera si cela vaut la peine pour lui d’investir. Et c’est aussi ce point d’ancrage qui vous permettra, en tant que commercial, de vous montrer ferme devant toute tentative de la part de votre client de vous faire baisser le prix.
Sur la notion d'ancrage, j'ai remarqué que dans les souks et autres bazars d'Afrique et du Proche-Orient, la première question posée au touriste est systématiquement : "D'où venez-vous ?".
Cela semble anodin, mais ne l'est pas : la réponse permet au vendeur de fixer le premier prix annoncé, dépassant tout juste la limite du l'inacceptable... dans le pays d'où vous venez.
J'ai donc essayé de me faire passer pour originaire du Honduras, jusqu'à ce que je découvre que le moindre détail d'habillement me trahissait.
Rédigé par : Jean-Paul Gélis | 31/08/2014 à 18:20
A moins que ce ne soit ton indécrottable accent espagnol... de Bruxelles ;-)
Rédigé par : Jean-Marc à Jean-Paul Gélis | 01/09/2014 à 10:57