Depuis quelques temps, je suis régulièrement sollicité par des patrons de start-ups sur le thème du recrutement du premier commercial. Et chaque fois que j'évoque le fait que le profil à privilégier est celui d'une personne d'une expérience de l'ordre de 2 à 5 ans, mais dotée d'une curiosité insatiable, je vois le visage de mon interlocuteur se rembrunir et une moue dubitative se dessiner au coin des lèvres.
Car, en général, pour le patron de la start-up, c'est le profil exactement opposé qu'il convient de rechercher : un individu doté d'une forte expérience dans le domaine, capable de monter rapidement au créneau, y compris auprès des interlocuteurs les plus coriaces, comprendre techniques.
De l'expérience, que diantre, semblent me dire les patrons de start-ups.

En plus, comme il n'y a pas de temps à perdre, ils auront aussi tendance à préférer des hommes et des femmes préssé(e)s, fortement porté(e)s sur l'action et qui savent agir vite.

En croisant nos deux axes, nous voici en présence d'une matrice à 4 cases où chaque cadran illustre un profil type :

Ces profils peuvent même être personnifiés :
- Oedipe pour "le sachant", l'homme qui apporte toutes les réponses et parvient même à mystifier la sphinge ;
- Hercule pour "l'intrépide", dont l'ignorance sur le sort dont sa famille a été victime, le rend vulnérable à souhait, mais dont le courage et la force l'amènent à réaliser des exploits insensés ;
- Prométhée pour "le sage", car c'est lui qui a su réparer les fautes de son frère imprévoyant et apprendre patiemment à l'homme la station verticale ;
- Ulysse, enfin pour la figure de l' "authentique". 10 ans ! C'est le temps qu'il lui aura fallu pour faire le chemin entre Troie vaincue et son île d'Ithaque, où il retrouvera celle qu'il aime entre toutes, Pénélope.

D'un simple coup d'oeil, la question de savoir quel profil privilégier dans la recherche ne se pose même pas : la personne à recruter doit être à la fois experte dans le domaine considéré et avoir l'habitude de travailler sous la pression du temps. C'est donc un Oedipe qu'il faut recruter. Cessons donc de faire le jocrisse ; c'est Jocaste qu'il nous faut. Et que ça saute !
Cette vision se heurte malheureusement à nombre de problèmes.
D'abord, recruter quelqu'un d'expérience, cela veut dire être prêt à y mettre le prix. Ccomme il s'agit de professionnels en général rares, il convient de les chasser, de les débusquer de leur train-train chez leur employeur actuel. Et quitte à braconner, autant le faire chez les leaders de la profession, ces sociétés qui ont pignon sur rue et auxquelles le patron de la start-up ne manque jamais de se référer.
La personne une fois rentrée dans la société, elle passera par une rapide période d'intégration, souvent d'autant plus rapide qu'elle a été recrutée comme experte, comme cador de la vente. La voilà maintenant jetée dans l'arène. Et c'est précisément à ce moment que les choses se compliquent par la survenance de trois phénomènes concomitants :
1. comme le commercial est cher, le patron de la start-up va vouloir des résultats très rapides, ne serait-ce que pour se rassurer sur l'investissement qu'il vient de réaliser ;
2. pour le commercial, le sentiment d'urgence est loin d'être aussi fort. Après tout, n'a-t-il pas négocié des commissions garanties pour pallier le trou inévitable lié à la montée en puissance ?
3. pour autant, en dépit du confort indéniable apporté par les commissions garanties, le commercial ressent un profond malaise. D'abord, il découvre que vendre dans une start-up, ce n'est pas de la tarte. Autant, les gens le recevaient volontiers quand il travaillait chez le leader de la catégorie, autant maintenant, ils se font on ne peut plus réticents, ne serait-ce que pour accepter un simple entretien. Ensuite, il se rend compte que, quand elles existent, les ressources dites de support sont moins nombreuses et disponibles que chez son précédent employeur. Non seulement l'acte de vente est plus dur, mais en plus, il faut savoir faire un nombre incroyable de choses tout seul. Dans certains cas, le commercial va même se trouver contraint de passer des appels à froid pour prospecter là où, dans son ancienne boîte, la génération de son pipeline était assurée par des commerciaux sédentaires qui faisaient le "sale boulot" d'aller chercher des leads.
Il suffit de moins de 2 à 3 mois pour que la tension monte entre le patron et son nouveau commercial. A la fin du troisième mois, le patron procèdera à un renouvellement de la période d'essai, ce qui sera vécu comme un signe de mauvais augure pour notre vendeur. La situation ne manquera pas de se tendre au cours des trois mois suivants. Tant le commercial que son patron vont manifester de l'impatience, le premier parce que la période des commissions garanties étant derrière soi, la rémunération est décevante et le patron, tout simplement parce que les résultats de vente ne sont pas au rendez-vous. Et cette absence de résultat est un véritable crève-coeur pour le commercial. Lui qui était si performant auparavant, lui qui maîtrise si bien le métier, le voilà qui en vient à s'énerver en clientèle devant la lenteur des clients à développer des visions d'achat embarquant les produits & services de la start-up. Ca allait tellement vite chez son précédent employeur... C'est simple, il en viendrait presque à douter de ses capacités. En tout cas, ce qui est sûr, c'est qu'il regrette le confort de vie de son ancienne boîte.
De son côté, le patron n'entend pas baisser les bras si vite. Compte tenu de la rareté des vendeurs expérimentés sur le secteur, il aura tendance à confirmer le commercial dans son poste à l'issue des 2 x 3 mois d'essai. Mais comme les choses ne bougent pas vraiment, au bout de 18 mois, de guerre lasse, il décidera de renvoyer le commercial en situation d'échec au prix d'une transaction conventionnelle qui lui coûtera son pesant de cacahuètes.
Ce scénario d'échec, je l'ai vu se répéter avec une constance presque obsédante.
En réalité, il faut prendre le problème du recrutement du premier vendeur de façon complètement opposée. Plutôt que de rechercher des individus d'expérience, ce sont des personnes curieuses qu'il faut recruter. Et ce n'est pas la vitesse qui est importante, c'est la patience du commercial qu'il faut savoir apprécier. Car c'est de cette patience même qu'il se servira pour aider les prospects à se construire une vision d'achat des produits & services de la start-up. Curieux et patient ; un inspecteur Colombo en puissance...

Les deux axes EXPERIENCE et VITESSE sont remplacés respectivement par ceux de CURIOSITE et de PATIENCE. Et là, ô surprise, c'est mon commercial "Ulysse" qui apparaît dans le bon cadran, celui en haut à droite, que les Américains, au parler toujours très pragmatique appellent "the North East quadrant".
De façon inattendue, j'ai eu récemment confirmation des points avancés ci-dessus en lisant un petit livre intitulé "Défier le récit des puissants", consacré au cinéma de Ken Loach. Lorsqu'il aborde la question du casting de ses films, le réalisateur britannique dit : "La crédibilité est notre seule exigence (...).Voilà pourquoi le casting est primordial. Je cherche la personne en laquelle les spectateurs vont croire. Or ils seront moins enclins à croire en quelqu'un de célèbre parce qu'ils voient la célébrité avant de voir le personnage." Et plus loin : "Il nous faut trouver des acteurs avec une certaine fragilité, ouverts, disponibles et généreux."
Fragilité, ouverture, disponibilité et générosité, voilà autant de qualités dont jouissait Ulysse. Dans le domaine de la vente, cela renvoie à la notion de curiosité - l'art de poser des questions de façon sincère et authentique, dussent-elles être naïves parfois - et de patience.
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