Décidément, en ce moment, on ne parle que de la Grèce. Alors, comme je ne voulais pas être en reste, je me suis dit que je me devais d'écrire quelque chose en hommage aux multiples tributs, tous plus précieux les uns que les autres, que nous héritons des Grecs. Car si, sur le plan financier ils sembleraient que nous soyons nombreux à être leurs créanciers, sur le plan de l'art et de l'intelligence, nous restons à jamais leurs débiteurs. Et celle est aussi vrai dans le domaine de la vente et de la négociation. Témoin, la leçon que la déesse Athéna nous a livré en partage sur l'art de négocier, lorsqu'elle a inventé la justice moderne.
Lorsque j’anime des ateliers de formation commerciale auprès de professionnels de la vente en m'adossant à la méthodologie CustomerCentric Selling(R), je suis souvent surpris de constater combien les principes de base de la négociation restent peu maîtrisés voire peu compris, même par des personnes disposant de dizaines d’années d’expérience cumulée.
Sur le plan théorique, tout le monde s’accorde pour considérer que la négociation suppose une logique d’échange de concessions. Mais au-delà de l’assentiment autour du principe général, peu nombreux sont ceux qui savent le mettre en application dans ce jeu de valse-hésitation qu’est la négociation.
Trois facteurs en particulier rendent la mise en œuvre du principe de concessions croisées difficile :
- la croyance que la négociation n’a lieu qu’en fin de parcours, au moment de l’obtention du bon de commande et qu’en conséquence, le principe de recherche de concessions équilibrées ne s’applique qu’à ce moment précis du cycle de vente.
- la croyance que la négociation ne porte que sur le prix, alors que l’expérience montre combien l’éventail des monnaies d’échange peut être large, incluant des notions comme l’accès à des ressources, des informations, de la communication croisée, un allongement de la durée d’engagement ou un élargissement du périmètre d’application de l’accord, la définition de termes de paiement préférentiels, etc. Voire, dans nombre d’instances, le théâtre de la négociation doit être pensé au-delà même du cadre qui s’impose à première vue pour embrasser des aspects inédits et peut donner à une préparation avec son manager pour en visualiser les termes et prévoir des contreparties de valeur.
- enfin, l’idée qu’il est normal de faire montre de bonne volonté au début de la négociation en octroyant spontanément des concessions sans même requérir de contreparties et que cela est nécessaire pour mettre son interlocuteur dans des dispositions favorables et l’amener à la signature plus facilement.
Pour illustrer le propos, je voudrais me référer à une vieille, une très vieille histoire, celle de l’invention de la justice moderne par Athéna racontée par Eschyle dans sa fameuse trilogie théâtrale, l’Orestie. L’histoire se déploie au long des trois pièces Agamemnon, les Choéphores et les Euménides. Elle raconte la damnation en chaîne se répétant de génération en génération.
Au début, Agamemnon, engagé dans la guerre de Troie en qualité de roi des Grecs, sacrifie aux dieux sa fille Iphigénie, et ceci en échange de l’obtention de vents réguliers pour conduire les navires de sa flotte aux pieds des murailles d’Ilion. Sa femme, Clytemnestre et mère d’Iphigénie, apprenant cela, se jure de venger l’infanticide et fait tuer son mari dès son retour de la guerre de Troie, par son amant Egisthe. Le cycle des vengeances sans fin est lancé.
Pressé par Apollon, Oreste, le frère cadet d’Iphigénie, est appelé à venger le meurtre de son père en tuant sa mère et son amant. Ce qu’il fait. Pourtant, une fois le forfait accompli, loin de se sentir apaisé, Oreste continue d’être persécuté. Les Erynies, déesses accusatrices, accablent Oreste en soulignant qu’il a commis le pire des crimes, un matricide, et qu’à ce titre, il doit être mis à mort. Pris en tenailles dans le jeu des dieux, entre l’appel à la vengeance d’Apollon et la persécution des Erinyes pour s’être rendu coupable d’un matricide, Oreste sollicite Athéna, la déesse de la justice, à la rescousse. C’est là que la déesse aux yeux pers, immortalisés par Homère, fait quelque chose d’inattendu : elle décide que les dieux ne doivent plus se mêler des affaires des hommes en matière de justice, et que c’est à eux de juger leurs propres affaires. Elle désigne un groupe de 12 sages – l’Aréopage – à qui il appartiendra de prononcer le jugement concernant la culpabilité d’Oreste. Comme c’est la première fois que justice sera rendue de cette façon, Athéna se réserve juste le droit de peser de son vote en cas d’égalité des voix. Ce qu’elle est amenée à faire, puisque le jury n’a pas pu départager le cas. Avec sa voix, elle fait basculer le jugement vers l’acquittement d’Oreste, mettant ainsi fin au cycle de vengeances en chaîne où la victime d’hier devient le persécuteur de demain. Mais Athéna comprend qu’en faisant voter l’acquittement d’Oreste, elle brise l’ancienne « loi » et fait ainsi des lésés, en l’occurrence les Erinyes, toutes à leur ressentiment de voir que le pire des crimes à leurs yeux, le matricide de Clytemnestre reste impuni. C’est à ce moment qu’Athéna a un geste d’une portée insensée : elle négocie la bienveillance de celles que les Romains appelleront les Furies contre l’abandon de leur statut de déesses persécutrices et honnies. Si elles acceptent la proposition d’Athéna – ce qu’elles finiront par faire – elles deviendront les déesses protectrices des foyers et seront aimées de tous. Pour signer cette métamorphose, Athéna leur propose un échange symbolique. Elles changeront de nom. Désormais, elles se feront appeler les Euménides, ce qui, traduit littéralement, signifie les Bienveillantes.
Dans cette merveilleuse histoire où nous découvrons en passant un des principes fondateurs de la justice moderne, Athéna fait preuve d’un rare talent en matière de négociation. Trois qualités essentielles sont à souligner :
- En premier lieu, la déesse sait ce qu’elle veut et l’énonce très vite dans le processus. C’est en se positionnant très clairement et avec fermeté qu’elle peut procéder à une évaluation des forces en présence et estimer en première instance les difficultés auxquelles elle sera confrontée. Elle sait qu’elle pourra compter sur l’appui d’Apollon qui estime qu’il était de la responsabilité d’Oreste de venger le meurtre de son père, voire qu’il s’agissait d’un point d’honneur. Elle sait aussi que les Erinyes lui mèneront la vie dure, qu’elles s’obstineront jusqu’au bout pour que le crime d’Oreste soit réparé dans le sang ;
- Athéna fait aussi preuve de créativité. Voyant que le conflit oppose des dieux entre eux alors que la personne à juger est un humain, elle propose de renverser l’ordre établi en suggérant la mise en place d’une nouvelle loi selon laquelle les affaires concernant des humains devront être jugées par des hommes. L’idée est d’une audace folle : elle consiste à dessaisir les dieux d’une de leurs prérogatives essentielles et, ce faisant, à susciter un courroux encore plus vif de la part des Erinyes ;
- Elle ne se montre conciliante vis-à-vis des Erinyes, qu’une fois après avoir obtenu ce qu’elle voulait, à savoir l’acquittement d’Oreste.
Ce dernier point est selon moi d’une importance capitale. Une fois le jugement d’acquittement prononcé, la déesse aux yeux pers aurait très bien pu quitter la scène en se félicitant du succès de son entreprise. Eh bien non ! Elle va trouver la partie adverse, les Erinyes, pour leur proposer un marché pour le moins étonnant : l’idée de ne pas faire obstruction au jugement prononcé contre la possibilité de devenir aimées des hommes. Athéna sait qu’en matière de négociation, gagner n’est pas l’objectif principal. Elle sait qu’une victoire acquise au prix du ressentiment sonne le glas des espérances futures et constitue un obstacle pour le respect présent du résultat obtenu et une menace permanent pour l’avenir. C’est pour prévenir ce risque qu’elle offre l’opportunité d’un changement d’identité à ses ennemies contre l’engagement de ces dernières de ne pas troubler la bonne application du jugement rendu.
C’est parce qu’elle a obtenu ce qu’elle voulait qu’elle peut se permettre de faire montre de générosité. Et dans cet ordre là : recevoir d’abord, pour donner ensuite et non l’inverse, comme je vois trop souvent faire durant les négociations commerciales.
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