A chaque fois qu’une innovation technologique franchit la rampe, il nous est donné d’assister à la reproduction d’un scénario bien rodé qui se déroule peu ou prou selon les trois temps suivants :
- Les techniciens s’accaparent de l’innovation en arguant du fait qu’eux seuls savent de quoi il en retourne ;
- Les premières mises en œuvre de l’innovation technologique font long feu auprès de ceux qui sont censés être aux premières loges pour en bénéficier. Et pour cause, on les a à peine consultés ;
- Le top management s’inquiète de l’ampleur des investissements consentis et de la faiblesse des résultats obtenus. Les techniciens sont alors dépossédés de leur marotte.
Rappelez-vous l’émergence du CRM de première génération avec Siebel dans le rôle de la puissance évangélisatrice. Les DSI se sont emparés du sujet, ont investi des millions pour la mise en place de systèmes sophistiqués de gestion de la relation client. Une fois servis, les bénéficiaires tout désignés qu’étaient les commerciaux ont boudé les applications mises à leur disposition. Malgré des programmes de conduite du changement aussi onéreux qu’inopérants, le taux d’adoption est resté faiblard ce qui n’a pas manqué de susciter l’inquiétude de la direction générale qui s’est trouvée bien souvent dans l’obligation de passer un coup d’éponge pudique – un write off – sur les investissements consentis. Les DSI ont été dessaisies du dossier au profit des directions commerciales qui se sont fait un malin plaisir à souscrire à des services comme salesforce.com requérant le moins possible d’intervention de la part des experts informatiques.
Certains diraient que le problème est technique, qu’il est normal qu’une innovation soit confiée aux techniciens de prime abord et que sa diffusion au sein de l’organisation nécessite du temps. D’autres, plus fatalistes encore y voient la manifestation d’un invariant psychologique. Pour ma part, j’y vois un problème de vente.
A mon sens, la raison majeure expliquant le fait que la première vague de mise en œuvre d’une innovation technologique tende à se briser comme la vague sur le ressac tient à la concomitance de deux phénomènes également préjudiciables :
- d’un côté, l’appropriation indue de la part des techniciens
- de l’autre, l’impéritie des vendeurs.
Dans un cas comme dans l’autre, cela se solde par une trop faible prise en compte des bénéficiaires dans le montage de la vente. Car pour que la vente d’un produit innovant ait lieu pour le bénéfice de tous en environnement B2B, il importe qu’elle soit solidement étayée autour de trois poutres maîtresses :
- l’innovation est objet de désir pour ceux qui en sont les bénéficiaires (principe de désirabilité) ;
- sa mise en œuvre opérationnelle est garantie par les techniciens (principe de faisabilité) ;
- sur le plan économique, sa mise en œuvre doit représenter un investissement rentable (principe de viabilité).
A trop vouloir s’accaparer l’innovation dès sa sortie sur le marché, les techniciens oublient de créer les conditions d’émergence d’un désir de la part des bénéficiaires. En négligeant d’associer les métiers dans les phases de design de la solution au sens conceptuel du terme, ils s’aliènent le support de ceux et celles qui devraient en tirer le plus grand avantage. Quant aux vendeurs, ils se contentent de s’adresser aux interlocuteurs techniques et se satisfont de ventes « petit format » faute de solliciter la perspective de ceux qui, bénéficiaires ou représentants du top management, sont susceptibles d’apprécier tant la désirabilité que la viabilité économique de l’initiative.
C’est exactement ce qui se produit actuellement sur le marché ô combien prometteur du « big data ». Dans un rapport récent de McKinsey intitulé « Getting Big Impact from Big Data », David Court met en évidence les freins qui pénalisent l’adoption du « Big Data » dans les organisations. J’en ai dénombré six, qui sont comme autant de symptômes de la répétition du cycle « enthousiasme / désenchantement » évoqué plus haut :
- Les « data scientistes » se sont accaparés le sujet ; or il est difficile d’en trouver sur le marché car il s’agit d’une compétence rare et chère ;
- L’agrégation de données provenant de sources disparates pose des problèmes complexes d’intégrité ;
- Le « top management » est déçu de constater que les efforts initiaux n’ont pas encore donné de résultats probants alors que les investissements consentis – et notamment les dépenses de maintenance des dispositifs existants – sont élevés ;
- Les « data scientistes » ont une démarche immature par rapport au sujet. En retirant le projet des mains des métiers sur l’air de « donnez-nous les données brutes, nous allons vous en extraire des pépites », ils tendent à s’aliéner le support de ceux qui devraient être leurs meilleurs fans ;
- Le « top management » est dépité de constater que malgré quelques résultats initiaux dignes d’intérêt, les dispositifs en place faillissent par rapport à la promesse grandiloquente associée au « big data » ;
- Enfin, les bénéficiaires des métiers sont rebutés par le côté « boîte noire » associé à la mise en place des premières applications « big data ». Il leur est difficile de bâtir des stratégies sur des résultats dont ils ne comprennent pas la genèse. Résultat : ils ont tendance à se replier sur le pilotage à l’estime qui leur a si bien réussi jusque là.
On le voit vient, les six freins mis en évidence par McKinsey nécessitent aussi bien une approche technique que commerciale originale si on veut éviter de voir retomber le soufflet sur une technologie pourtant riche de promesses.
Sur le plan technique, il importe de disposer d’un environnement de génération d’applications « big data » suffisamment simple d’utilisation pour être mis entre les mains des bénéficiaires, à savoir les métiers. C’est en manipulant de façon itérative l’environnement qu’ils seront à même de découvrir quels algorithmes sur quels jeux de données permettent d’expliquer au mieux tel phénomène (ex : la défection client) et comment exploiter les résultats obtenus. Or il se trouve que j’ai la chance de travailler avec une société – Dataiku – qui a résolument décidé de faire tomber les freins dans la conception et la mise en place d’applications « big data ».
A nouveau, je voudrais revenir sur le plan de l’approche commerciale. Le propre de la vente complexe, nous l’avons vu, consiste à harmoniser les perspectives de trois types d’interlocuteurs – les bénéficiaires qui expriment le désir, les techniciens qui garantissent la faisabilité et les décideurs économiques qui visualisent le viabilité économique. Négliger un des panneaux de ce triptyque revient à verser dans situation d’échec :
- avec la création d’une « chimère » dans l’hypothèse où vous auriez omis de prendre en compte la dimension technique ;
- avec la création d’une « danseuse » si vous avez négligé le volet viabilité économique :
- ou pire, avec la création d’une « fausse bonne affaire » si vous avez tout simplement occulté l’expression du désir dans la bouche des bénéficiaires.
En replaçant les bénéficiaires au centre de la démarche – c’est-à-dire dans le cas présent en refusant la mainmise jalouse et exclusive des « data scientistes » sur le thème du « big data », les organisations se donnent les moyens de minimiser le risque de désenchantement et de maximiser en revanche les chances de voir leur investissement porter des fruits lourds et savoureux.
A bon vendeur, salut !
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Note : le cabinet d’études Gartner a créé un outil assez génial pour rendre compte du phénomène désormais bien connu de chaud-froid caractérisant l’émergence de technologies innovantes sur le marché et leur adoption par les organisations : la « hype curve ». Il s’agit ni plus ni moins que de positionner les innovations technologiques sur une courbe décrivant les cinq phases principales d’adoption des nouvelles technologies, à savoir :
- l’enthousiasme des premiers jours
- le pic des attentes exorbitantes
- le plongeon dans le désenchantement
- la redécouverte raisonnée
- le plateau de la productivité
Et comme il est possible de le constater, selon les analystes de Gartner, le « big data » est en train d’amorcer le plongeon dans le gouffre du désenchantement.
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