Dans la ville de Panama, j’ai eu la même impression qu’à New York. C’était un peu comme si il y avait autant de taxis que toutes autres catégories de véhicules confondues.
Alors que, avec ma belle, nous hélions un taxi au sortir de l’hôtel pour nous rendre au centre ville, nous vîmes arriver, comme sortie de nulle part, une autochtone qui se précipita sur le véhicule arrêté. Après un échange rapide avec elle, nous découvrîmes que nous nous rendions au même endroit. Nous nous enquîmes auprès du chauffeur de la possibilité d’aller tous les trois au centre. Il eut du mal à cacher son dépit. Car en nous voyant, ma belle et moi, accoutrés comme de parfaits touristes occidentaux, il devait sans doute se dire qu’il allait pouvoir tirer 20 dollars de sa course. La présence inattendue de l’autochtone à nos côtés gâchait tout. Car, pour le même trajet, le tarif pour les locaux, c’est plutôt 4 dollars. Alors quand nous lui demandâmes combien il comptait prendre pour nous amener au centre de la vieille ville, il fit une moue éloquente, puis prononça du bout des lèvres : « 12 dollars ». L’autochtone eut un geste immédiat de recul. Comme scandalisée par l’énormité de l’offre, elle fit mine de s’en aller. Je l’enjoignis de rester avec nous en lui disant que nous prenions en charge sa course.
En effet, en enfilant mon chapeau – un panama ? – de théoricien des jeux, il était clair que la présence à nos côtés de la femme autochtone jouait un rôle considérable dans notre capacité à négocier avec le chauffeur de taxi. Sans elle, nous aurions à payer 20 dollars ; avec elle nous ne payions que 12 dollars. D’un point de vue arithmétique, elle apportait une valeur de 8 dollars. C’était le gain qu'elle nous permettait d'engranger, sans même avoir à prononcer une parole.
De son côté aussi, elle faisait une bonne affaire. Sans nous, elle se serait acquittée de 4 dollars. Avec nous, elle ne paierait pas le moindre balboa. Son gain était donc de 4 dollars.
Notre chauffeur était-il le perdant de l’histoire ? S’il avait pris la femme seule, il aurait encaissé 4 dollars et aurait ainsi perdu 8 dollars par rapport aux 12 dollars qu’il a touchés en nous prenant tous les trois. S’il avait pris notre couple uniquement, il aurait en revanche gagné 8 dollars, puisqu’il aurait exigé un prix de 20 dollars. Ainsi, en annonçant un prix de 12 dollars, il faisait le choix d’une solution de compromis, à mi-chemin entre ce qu’il aurait touché avec les deux scénarios extrêmes évoqués à l'instant.
Quelles leçons tirer de cette négociation inopinée ?
D’abord, que l’idée de décence est fortement ancrée dans nos esprits. Sinon, pourquoi le chauffeur de taxi a-t-il proposé 12 dollars en lieu et place des 20 dollars qu’il était en « droit » de nous proposer ?
En observant les utilités respectives des trois protagonistes de cette petite histoire...
... le chauffeur de taxi...
... la dame autochtone...
... et votre serviteur accompagné de sa belle...
... il apparaît que le résultat de l’accord obtenu correspond à un chouia près au maximum théorique du produit des utilités, puisqu’il est de 0,24 (soit 1 (utilité de la dame) x 0,6 (utilité du chauffeur) x 0,4 (utilité du votre serviteur) là où le maximum théorique est de 0,25, c’est-à-dire la valeur correspondant à un prix de course à 10 dollars. L'accord est donc équitable.
Ensuite, que le résultat est non seulement équitable, mais encore qu’il est efficace. En effet, en ajoutant les utilités des trois parties en présence, on arrive à un total de 2, ce qui correspond au maximum théorique (1 pour la dame et 1 pour le couple de protagonistes chauffeur/client engagé dans une négociation dite « distributive », c’est-à-dire où ce que qui va dans la poche de l’un correspond parfaitement à ce qui part de la poche de l’autre).
Enfin, la troisième leçon qu’il est possible de tirer cette aventure, c’est qu’en situation de « distorsion de marché » comme c’était le cas ici avec un tarif établi à la gueule du client, il y a toujours intérêt à faire apparaître la figure de l’absent : la dame a intérêt à s’acoquiner avec nous pour faire baisser le prix de sa course tout comme nous, les parfaits « pigeons de touristes », avons intérêt à nous associer à des autochtones, pour exactement le même motif.
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PS – Cette petite histoire m’a été inspirée par la lecture, il y a une bonne dizaine d’année d’un livre que j’avais trouvé génial, intitulé « Co-opétition » d’Adam Brandenburger et Barry Nalebuff. Dans l’introduction de ce livre, les auteurs évoquent une anecdote croustillante qui leur est arrivée dans un taxi de Jérusalem. Le chauffeur avait prétexté son amour des Américains pour ne pas mettre le compteur en marche. Arrivés à destination, il annonce un prix de 2.500 shekels. Mais Adam et Barry, qui s’étaient fait dire qu’en Israël tout se négociait, demandèrent que le prix de la course soit ramené à 2.200 shekels. Furieux, le taxi bloqua la fermeture des portes, remit les gaz et, à toute berzingue, il fit le trajet en sens inverse pour déposer ses deux clients au point de départ sans exiger le moindre écot.
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