- Bonjour, dit le petit prince.
- Bonjour, dit le marchand.
C’était un marchand de pilules perfectionnées qui apaisent la soif. On en avale une par semaine et on n’éprouve plus le besoin de boire.
- Pourquoi vends-tu ça ? dit le petit prince.
- C’est une grosse économie de temps, dit le marchand. Les experts ont fait des calculs. On épargne cinquante-trois minutes par semaine.
- Et que fait-on de ces cinquante-trois minutes ?
- On en fait ce que l’on veut…
« Moi, se dit le petit prince, si j’avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine... »
Ce dialogue, correspond au chapitre XXIII du Petit Prince de Saint-Exupéry. Il illustre en creux un comportement qui m’exaspère bien souvent chez les vendeurs : une paresse intellectuelle coupable les amenant à justifier l’acquisition de leurs produits et services par la seule obtention de gains de productivité, les fameuses 53 minutes d’économie…
Il m’est même arrivé récemment de me mettre en colère, alors que j’animais un atelier de formation commerciale, devant un participant qui venait de justifier la vente de son service par la suppression de postes de travail et qui, afin d’emporter le morceau, ne trouva rien de mieux à déclarer que : « En plus, je vous fais 20% de discount si vous vous décidez tout de suite ». La paresse intellectuelle venait tout juste de frayer avec le manque de caractère et l’irresponsabilité économique. Sinistre accouplement dont je reste persuadé que résultent nombre des difficultés économiques dont souffre notre pays aujourd’hui. Pauvre participant ! Il ne pouvait pas imaginer qu’il venait de toucher à deux points de sensibilité exacerbée chez moi : ma détestation de la vente par les seuls gains de productivité et mon abhorration tout aussi profonde de l’octroi de rabais sans contrepartie.
Mais revenons à nos moutons, ce qui, vous en conviendrez, est la moindre des choses quand on évoque le petit prince. Ou plutôt à l’échange entre le petit prince et le marchand. Ce qui me plait dans ce dialogue, c’est qu’en expliquant qu’il mettrait à profit de temps gagné à ne plus boire pour se rendre sans hâte vers une fontaine, le petit prince met en évidence l’absurdité du gain exalté par le marchand. Ou plutôt, il révèle la perte cachée derrière ce gain de comptable sourcilleux : le plaisir que nous éprouvons tous à nous désaltérer et, plus que tout, la délectation subtile à la promesse de sentir couler dans notre gorge le liquide frais qui étanchera notre soif. Car que pèsent ces 53 minutes économisées par semaine au regard du plaisir sans cesse renouvelé de sentir l’eau fraîche pénétrer dans notre corps, lorsque nous sommes assaillis par le désir de boire ?
Pour généraliser le propos, qui saura jamais dire ce que nous perdons collectivement à chaque fois qu’ici ou là, un investissement est réalisé avec pour seule justification la mise sur le carreau de personnes ? Qui évoquera la face sombre et hideuse de la réalité cachée derrière les arguments d’accroissement de productivité, souvent résumés par des formules du type « réallocation de ressources », « suppression d’ETPs » ? Qui aura le courage de dire que derrière le mot « ressource » ou l’acronyme « ETP » - aussi sibyllin en version courte que dans son expression déployée de « équivalent temps plein » – il y a des personnes en chair et en os, qui portent un prénom, un nom, des hommes et des femmes chargés d’un passé, animés de désirs et d’espérances, bouleversés quand l’émotion les étreint et souvent sujets à l’angoisse d’un futur incertain ?
C’est pourquoi, à chaque fois que j’entends un commercial justifier l’intérêt à investir dans ses produits ou services en se contentant de mettre en exergue des gains de productivité, je me remémore le dialogue entre le marchand et le petit prince. Je lui pose la question : « Puisque vous évoquez la suppression d’ETPs, dites-moi comment s’appellent les heureux élus de cette initiative ? A qui parlerez-vous en premier ? Et comment lui annoncerez-vous la chose ? » Sans surprise, ces questions mettent le commercial mal à l’aise. Mais, vous l’aurez compris, elles ont aussi le mérite de replacer l’acte de vente dans un contexte de réalité humaine et de dépasser le cadre de la seule rationalité financière.
Lors des ateliers de formation, pour repositionner le débat sur du positif, je demande aux participants de me parler des éléments de justification de valeur associés à une logique de croissance du type augmentation du chiffre d’affaires, amélioration de la qualité de service, que sais-je. Les sujets de manquent pas. Systématiquement, la conversation prend un tour plus dynamique, plus optimiste. Et lorsque nous abordons le versant de la justification économique associé à la création d’une valeur nouvelle, les participants découvrent – souvent avec surprise – que les bénéfices obtenus sont sans commune mesure avec les gains de productivité liés au « reclassement d’ETPs » ou à la « réallocation de ressources ».
Très récemment, alors que j’intervenais en Suisse, j’eus même la joie de voir sur scène le porte-parole d’un groupe présentant son cas d’école arrondir la somme des bénéfices perçus au seul impact sur la croissance de l’activité. Alors que la valeur liée à l’augmentation de chiffre d’affaires se montait en millions, les gains de productivité se résumaient eux à quelques centaines de milliers de francs suisses. Lorsqu’il résuma son propos autour de la justification économique, il eut cette formule que je reproduis de mémoire : « En synthèse, et selon vos propres chiffres, le bénéfice total pour vous est de 13,2 millions par an. Pour simplifier le débat, je vous propose donc d’éliminer la perspective des gains de productivité, ce qui vous laisse un gain d’un peu plus de 1 million par mois. Sur ces bases, êtes-vous prêts à investir à hauteur de 200k par mois ? » Boum ! Tout était dit. Le fond était là, doublé de l’art et la manière de dire les choses. Je jubilais.
Vous l’aurez compris : j’ai mes lubies et souvent j’alterne coups de gueule et coups de cœur. Et il se trouve que le thème de la création de valeur dans la vente constitue un de mes dadas. Alors vous pensez bien que si, à l’issue d’un atelier de formation, les participants partent avec l’idée que la recherche de création de valeur portée par une logique d’expansion est à la fois plus gratifiante et source de plus grands montants que celle tirée par la diminution comptable de la réalité, je suis un homme heureux.
100% d'accord! (autrement il ne reste qu'à tenir compagnie à l'ivrogne :)
Rédigé par : Thierry Grenot | 01/04/2016 à 19:48
Bonjour Thierry,
Quelle joie d'avoir des nouvelles de toi par ce commentaire interposé !
Au plaisir d'avoir de plus amples informations sur ce que tu deviens,
Bien à toi.
Jean-Mar
Rédigé par : Jean-Marc à Thierry Grenot | 02/04/2016 à 09:11