Ce matin encore, cela n'a pas raté. J'ai beau dire dès le démarrage de mes cours de vente, que nous nous intéressons avant tout à la dimension universelle de l'interaction commerciale, il suffit que je me trouve en face d'une audience bigarrée composée de représentants de différents pays pour que quelqu'un souligne l'influence prépondérante des variables culturelles dans la conduite des négociations de vente. En donnant un poids absolu aux idiosyncrasies dans la conduite des interactions commerciales, les tenants du tout local prônent le caractère irréductible de chaque négociation et tendent par là même à réfuter l'idée d'un universel de la vente.
Pour appuyer leur propos, ces inconditionnels du "tout local" font le plus souvent référence à des études ou articles publiés dans les revues les plus réputées de la planète. Au nombre de ces "preuves", il y a l'article sorti récemment dans la Harvard Business Review sous le titre "Getting to Si, Ja, Oui, Hai, and Da" de Erin Meyer. Dans ce papier publié en décembre 2015, l'auteure met en évidence les différences culturelles en jeu dans un contexte de négociation. Afin de donner le plus d'impact possible à son propos, elle met en avant deux dimensions expliquant le comportement des ressortissants de différents pays en situation de négociation : la propension à accepter ou à éviter la confrontation d'un côté et, de l'autre, la tendance à privilégier exprimer ou non l'émotion durant l'échange.
A la lecture de ce graphe, on a l'impression que Français et Britanniques sont condamnés à un antagonisme inexorable les rendant incapables de trouver un accord autour d'une table de négociation. Je vous vois déjà arborer un sourire en coin, stigmatiser mentalement la perfide Albion, convoquer au passage les Bourgeois de Calais, la traître mainmise sur la couronne de France et le combat ardent de la pucelle pour redonner la doulce France au bon roi Charles VII.
Pourtant, au-delà des généralisations abusives auxquelles renvoient inévitablement ce genre de graphique, sa lecture m'a fait réfléchir sur la façon dont j'enseignais la négociation. Sans aller dans le détail, j'évoque le fait qu'avant de s'engager sur le terrain de la négociation raisonnée privilégiant la recherche et l'échange de concessions croisées, le vendeur devra supporter la "charge" de son interlocuteur, qui cherchera à lui arracher des conditions préférentielles en jouant avant tout sur l'émotion. Mon propos consiste à recommander au vendeur - pour peu qu'il ait fait un bon travail préalable et qu'il ait l'assurance d'avoir été retenu - de résister aux sollicitations du client en opposant un refus sans appel. Et je ne manque jamais de rappeler à mon auditoire que pour rendre le refus acceptable, il a intérêt à l'étayer par un argument ayant d'autant plus d'impact qu'il renverra à des réalités du client. Quelque chose comme : "Non, monsieur le client, je ne peux pas vous octroyer le rabais que vous me demandez. Lorsque vous avez établi votre analyse coût-bénéfice sur la base des éléments que je vous ai communiqués il y a deux semaines, vous m'aviez dit alors que le business case était probant au regard de vos critères d'investissement. Y aurait-il eu un changement depuis lors ?" Faire opposition, certes, mais à la condition d'y mettre les formes pour ne pas brutaliser son interlocuteur.
L'article d'Erin Meyer me permet d'aller un cran plus loin dans l'analyse et le développement. Sur l'énoncé de l'opposition, tout d'abord. Autant il peut être tout à fait acceptable de dire "non" de façon explicite dans des contextes de "cultures de négociation confrontationnelles" comme la France ou l'Allemagne...
... autant face à des Japonais ou des Britanniques, il est plus prudent de laisser entendre l'opposition sans l'énoncer de façon brutale. L'utilisation de périphrases plus ou moins alambiquées est on ne peut plus recommandée pour éviter de froisser son interlocuteur.
Sur le plan de la justification du refus maintenant. Cette fois-ci, en s'appuyant sur l'analyse d'Erin Meyer, il apparaît possible de jouer sur la fibre émotionnelle dans des pays comme l'Italie, Israël ou les pays arabes. A cette enseigne, la leçon de marchandage offerte par les Monty Python dans la vie de Brian (ici) reste un moment d'anthologie à voir et revoir sans modération.
En revanche, dans les pays positionnés sur la partie basse du graphique, une approche plus rationnelle est bienvenue.
En synthèse et dans une tentative de réconciliation de la perspective universelle jouant sur les invariants de la psychologie humaine avec la dimension locale plus empreinte de rituels ad hoc, j'aurais tendance à dire que l'approche générale consistant à résister aux demandes de rabais de la part des clients en fin de cycle de vente en opposant un refus étayé par une justification, demeure valide. Encore faut-il savoir y mettre les formes et prendre en compte la sensibilité de son interlocuteur en fonction de son contexte, sa culture, voire sa personnalité.
Hum... Prendre en compte l'autre dans sa sensibilité... Ne suis-je pas là en train d'énoncer une jolie lapalissade ?
Pour une étude des autres dimensions culturelles du comportement, voir ce livre, l'un des rares sur la culture que j'apprécie :
Richard D. Lewis, When Cultures Collide : leading accross cultures, Nicholas Brealey, non Traduit.
Tout en rejoignant Meyer dans ses considérations sur l'expression des émotions et la confrontation, il discute aussi les modes de confrontation, de planification, d'exécution de procédures, de priorité dans les relations à l'autre, et les valeurs.
Pour un avant-goût, voir http://www.crossculture.com/about-us/the-model/
Rédigé par : Jean-Paul Gélis | 05/01/2017 à 17:00