Lors de mon dernier séjour à La Havane, je visitais nombre de musées parmi lesquels la Casa de Africa sur Obrapia, dans le centre historique.
Alors que je prenais quelques photos, je me fis rappeler à l'ordre par une garde, qui m'indiqua qu'il était interdit de prendre des clichés à l'intérieur du musée. Bon garçon, je rangeai mon appareil sans rouspéter.
A ce moment, la garde se rapprocha de moi. S'excusant de la froideur avec laquelle elle m'avait formulé l'interdiction de photographier, elle commença à m'entretenir sur les règles du jeu en vigueur dans le musée. Je prêtai poliment attention à ses propos. Elle m'expliqua que d'habitude, elle officiait au rez-de-chaussée où elle se faisait fort d'expliquer aux visiteurs qu'ils devaient respecter les oeuvres exposées dans le musée et que c'était à ce titre que la prise de clichés était prohibée. Naturellement, maintenant qu'on l'avait affectée au 1er étage, on ne pouvait pas demander aux jeunes filles en charge de l'accueil des visiteurs en bas de se montrer aussi rigoureuses dans l'exposé des droits & devoirs qu'elle-même. "Les jeunes, vous savez comment ils sont aujourd'hui", ajouta-t-elle d'un air entendu. Toujours poli, surtout quand on me balance des poncifs irritants, je lui sers mon sourire le plus hypocrite, agrémenté d'un "Ne m'en parlez pas" de connivence.
C'est là que la conversation fourche. Baissant un peu la voix, mon cerbère me prononce alors une phrase on ne peut plus ambiguë :
- Vous savez, l'interdiction de photographier ne s'applique que dans l'enceinte du musée accessible aux visiteurs
Je reste interdit. Sans jeu de mot. Se retournant de trois quarts, elle m'indique du doigt une porte au fond de la salle et précise :
- Vous voyez cette porte ?
- Oui, répondis-je.
- Elle donne accès à une partie réservée du musée, partie à laquelle les visiteurs n'ont pas accès...
- ...
- Si j'ouvre cette porte et que vous accédez à la salle qui se cache derrière, vous quittez le musée...
- ...
- Et comme vous n'êtes plus dans le musée, je ne peux plus vous interdire de faire des photographies puisque le territoire sur lequel j'exerce mon rôle de surveillance est limité aux seules salles visitables du musée. Vous me comprenez ?
Comme cela faisait déjà deux semaines que je trainais mes guêtres (mes tongs, eût-été plus approprié en la circonstance), j'avais eu le temps d'apprécier la rouerie des Cubains pour améliorer leur quotidien. Autant dire que je comprenais parfaitement ce que voulait me dire notre garde. En langage clair, cela donnait quelque chose comme : "Si tu veux prendre des photos tranquille, je peux te faciliter l'accès à un espace particulier où tu pourras t'en donner à coeur joie. Comme, stricto sensu, cet espace n'est pas dans le musée, la règle d'interdiction de prendre des photos ne s'y applique pas. Mais comme c'est moi qui t'ai arrangé ce coup, je saurai apprécier une indemnisation monétaire."
J'acceptai l'offre.
Tout sourire, notre belle gardienne nous ouvrit la porte donnant accès aux salles dérobées du musée. Quel ne fut pas alors notre surprise de découvrir des oeuvres d'un intérêt sans commune mesure avec celui de ce que nous avions vu jusque là.
Au hasard de notre visite, nous découvrîmes des ivoires taillées de façon sublime, des tambours magiques, des tapisseries en peau d'animaux...
Au cours de notre conversation avec notre gardienne, nous apprendrons que la salle dans laquelle nous nous trouvions recelait un échantillon des cadeaux adressés par des chefs d'Etat africains aux plus hauts émissaires et représentants de la République de Cuba. Mais chut ! Avec un sourire madré, notre surveillante nous fit comprendre que l'obtention d'informations sur les oeuvres n'était pas inclus dans la licence de prendre des photos et que s'il fallait en venir à ces extrémités, c'était une tout autre négociation qui devait se faire jour.
Je m'abstins de rentrer dans son jeu, cette fois. Car si je reconnaissais sans mal l'expertise de notre interlocutrice en matière de tractations commerciales, j'avais pu observer, au détour d'un questionnement sur la signification symbolique des statues d'orishas et les rites de santeria, que son niveau de connaissance restait rudimentaire.
En sortant du musée, je me dis que je venais de recevoir une leçon de négociation de vente. En quelques phrases à peine, mon interlocutrice avait (1) généré une frustration - l'interdiction de photographier, (2) créé le besoin lié à la levée de l'interdit, (3) suggéré une solution permettant de satisfaire le besoin et (4) exposé de façon implicite les modalités pratiques de mise en oeuvre de la solution en question - l'accès aux salles secrètes en échange de l'acquittement d'un octroi. Et tout cela, sans avoir l'air d'y toucher !
Du grand art... et le tout, pour notre plus grand ravissement !
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PS : Ce billet est aussi publié sur mon blog "L'Art de raconter" tant l'histoire illustre un savoir-faire exquis dans l'art de négocier. Son titre : "Changer d'histoire pour changer de réalité". Vous le trouverez ici.
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