J’ai rencontré Jean-Paul Gélis alors qu’il enseignait la négociation à HEC. C’est lui qui m’a fait découvrir le film de Sydney Lumet « 12 hommes en colère », un film dont je suis tombé amoureux au point d’écrire une série de billets dessus, ici, là, là encore, ou ailleurs. Au fil de notre amitié naissante et des prestations réalisées ensemble lors d’ateliers de formation autour de la méthodologie CustomerCentric Selling®, nous avons maintes fois échangé sur les qualités requises pour être un bon négociateur. A chaque fois, j’ai été enchanté par la sagesse de mon ami Jean-Paul, son intelligence fine et délicate.
C’est pourquoi lorsque Dimitri Dagot – un des fondateurs de Schola Nova, un établissement de type nouveau visant à donner une chance aux gamins des cités qui ont envie de s’en sortir dans le cadre de contrats d’alternance – me demanda si je connaissais quelqu’un pour enseigner la négociation aux étudiants de BTS commercial, il ne me fallut pas plus de quelques secondes avant que je ne recommande mon ami Jean-Paul.
Récemment, alors que je m’entretenais avec Jean-Paul, je lui demandai comment se passaient ses cours de négociation avec les étudiants de Schola Nova. Il reconnut avoir beaucoup hésité avant de se lancer dans cette expérience d’enseignement. Comme il me l’avoua lors de notre échange :
- J’étais inquiet de la population que j’aurais en face de moi. Et puis, je dois reconnaître ne pas avoir été indemne des préjugés causés par l'image que certains médias et partis politiques véhiculent.
- Je comprends. Mais maintenant que tu as terminé ton module, que retires-tu de cette expérience inédite ?
- Je la termine satisfait de la qualité des échanges avec mes étudiants, heureux d'avoir été confronté à ces jeunes adultes à l'intellect souvent brillant, curieux de tout, désireux de s'améliorer, humains, et assoiffés de reconnaissance.
Bien sûr, je ne pus m’empêcher de demander à Jean-Paul s’il avait noté des différences par rapport à son expérience passée de professeur à HEC. C’était le jour et la nuit, me confia-t-il.
- C’est-à-dire ?
- Laisse-moi te donner un exemple, s’enflamme-t-il. A un moment donné, je fais jouer à mes étudiants une petite négociation opposant le propriétaire d’une station-service indépendante sise aux abords d’un port de plaisance et les représentants d’une compagnie pétrolière désireuse d’augmenter sa présence dans la ville. Le propriétaire souhaite accomplir un vieux rêve d’enfant : faire le tour du monde à la voile avec sa belle et a établi un prix de réserve (prix en deça duquel il ne vendra pas) de 553.000 dollars. De leur côté, les représentants de la compagnie pétrolière ne comptent pas mettre plus de 500.000 dollars pour se porter acquéreurs de la station-service.
- Il n’y a donc pas d’espace d’accord possible…
- En effet. Si on s’en tient uniquement au prix, l’accord est impossible.
- C’est le cas typique d’une négociation bloquée, n’est-ce pas ?
- Oui, sauf si le vendeur et l’acheteur prennent un peu de hauteur par rapport à la transaction et cherchent à comprendre – au-delà du prix – quelles sont leurs motivations respectives les plus profondes.
- Et alors ?
- Eh bien, les étudiants en alternance sont beaucoup plus à l’aise que leurs homologues de la Grande Ecole pour sortir de l’impasse du prix et s’enquérir des autres variables permettant d’élargir le périmètre de la négociation.
- Ah bon ?
- Oui, en posant des questions un peu dans tous les sens, en laissant libre cours à leur créativité, à leur imagination, les étudiants jouant le rôle de l’acheteur découvrent par exemple que le propriétaire n’a aucune idée de ce qu’il deviendra une fois son tour du monde terminé. Toujours par le truchement de questions ciblées, ceux qui incarnent le propriétaire se rendent compte que la compagnie est très à cheval sur le fait de trouver des gérants compétents, après avoir entrepris des travaux de mise à niveau et fait construire une supérette attenante.
- Et alors ?
- Et alors… les acheteurs découvrent qu’ils peuvent agrémenter leur offre de prix d’un engagement d’embauche du propriétaire au retour de son périple. Ce faisant, le vendeur est capable de revoir à la baisse son exigence sur le prix.
- Je crois comprendre… En élargissement le théâtre de la négociation à de nouvelles variables, une zone d’accords possibles se découvre. Et le résultat, c’est que les deux parties trouvent un terrain d’entente.
- Exactement !
A ce moment, je ne peux m’empêcher de demander à Jean-Paul comment il s’explique cette différence de comportement entre d’un côté des jeunes des cités, curieux et imaginatifs et de l’autre, des étudiants plutôt originaires des beaux quartiers, éprouvant plus de difficultés à sortir du cadre proposé. Jean-Paul se montre circonspect.
- Je ne sais pas ce qui fait que mes étudiants de milieu plus modeste semblent arriver spontanément à dépasser le cadre proposé, à prendre de la hauteur, alors que mes étudiants "d'élite" tendent à s'enfermer dans une étude de cas sans considérer ce qui se cache au-delà des quatre coins de leur feuille de papier. La cause peut en être culturelle, elle peut aussi être liée aux méthodes d'enseignement. A noter que chez mes étudiants d'origine aisée, ce phénomène de blocage de la créativité est moins sensible chez les étrangers (1).
- N’est-ce pas parce que les enfants des cités ont moins de réponses toutes faites à leur disposition et qu’ils doivent se frayer un chemin dans la vie avec pour seul attirail, leur curiosité ?
- C’est possible. C’est vrai que dans l’art de questionner, mes étudiants de milieu plus modeste se montrent plus efficaces. La plupart d'entre eux ont été confrontés à au moins deux cultures, et je pense que cela induit une plus grande sensibilité à la différence, donc un désir de comprendre l'autre par un questionnement approprié.
- Mais dis-moi, Jean-Paul, est-ce à dire qu’en matière de négociation, il vaut mieux s’adresser à des personnes du neuf-trois que du neuf-deux ?
- Je serais plus tempéré… Car s’il est vrai que les ressortissants du 9-3 sont maîtres dans l’art de questionner et de sortir du cadre – ce que Dan Pink, dans son célèbre livre « To Sell is Human », appelle « l’attunement », le « perspective taking » (2) ou, en bon français, l’art de prendre de de la hauteur, ils péchent à côté par un manque criant d'autodiscipline…
- En quoi est-ce un problème ?
- Tout simplement parce que, en raison de cette propension à passer du coq à l’âne sans raison, ils ont tendance à s'emparer d'une idée qui les intéresse, puis à s'embarquer dans des discussions sans fin en petits groupes…
- C’est plutôt sympa, non ?
- Certes, c’est une belle preuve d'enthousiasme, mais c’est très embarrassant pour l'enseignant. Sans compter qu’à côté de cet aspect-là, il y à un vrai souci avec le respect des règles établies… au rang desquelles celles de l’orthographe !
- Mais alors dis-moi, Jean-Paul, est-ce que la solution optimale ne consisterait pas à créer des tandems de négociateurs, avec une personne des cités pour la conduite de la conversation et un enfant des beaux quartiers pour la mise en forme rédigée de l’accord ?
A ce moment, Jean-Paul sourit.
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Notes :
(1) Pour celles et ceux d'entre vous qui souhaiteraient en savoir plus long sur la raison pour laquelle les étudiants étrangers s'en tirent mieux que les "nationaux" en matière d'expression de créativité, je vous invite à vous référer aux travaux relatés dans la revue Scientific American du 21 juillet 2009. C'est ici.
(2) Sur la notion de prise de hauteur comme clé de réussite dans la négociation, je vous invite à lire les travaux d'Adam Galinsky (ici) ou, pour une version plus accessible, un article de blog que j'ai écrit sur le sujet il y a maintenant quelques années (ici).
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