Dans le cadre de mes relations avec un client opérant sur les 5 continents, j'ai eu la chance de travailler avec des équipes d'une bonne trentaine de pays du monde. Et je dois dire que durant les ateliers que j'ai animés que ce soit à Singapour, à Shanghai, à Bombay ou en France, j'ai eu le plaisir de goûter à la diversité du monde au travers d'anecdotes troublantes, glaçantes ou tendres.
Comme cette fois où, lors d'une pause à Lesquin, près de Lille, je discute avec Irina. Irina est russe. Elle est jeune, ambitieuse et semble animée d'un désir sincère d'approfondir ses compétences dans la vente. Autour d'un pot de maroilles fondu, nous devisons de tout et de rien. A un moment, je lui demande ce qui l'a amenée vers la vente.
- C'est ma grand-mère, me répond-elle.
- Votre grand-mère était vendeuse ?
- Non, pas du tout. Elle était professeure de littérature russe. Mais sa vraie passion, ce qui la faisait vibrer tout autant que les personnages tourmentés de Fedor Dostoïevski ou les bourgeois compassés d'Anton Tchekhov, c'était le fait de vendre les fruits et légumes de son potager sur les marchés.
- Ah bon ?
- Oui. L'été, je passais souvent mes vacances chez elle, sur les bords de la Volga, près d'Astrakhan. Et à chaque fois qu'il y avait marché, c'était jour de fête. Elle m'emmenait avec elle préparer l'éventaire et donnait de la voix pour écouler ses abricots, salades et autres tomates. Elle prenait un plaisir jubilatoire à écouler sa marchandise. Même si je ne comprenais pas ce qui pouvait la motiver ainsi, j'étais heureuse d'être là à ses côtés, de contribuer autant que faire se pouvait à sa réussite.
- C'est chouette !
- Oui, mais surtout, c'était pendant ces moments-là qu'elle prenait un malin plaisir à m'enseigner des choses sur la psychologie humaine.
- Comme quoi par exemple ?
- Un jour, alors que nous déboulions elle et moi sur le marché, nous découvrîmes que la plupart des paysans étaient venus avec des cargaisons de fraises magnifiques. Nous en avions amené nous aussi, mais il faut bien reconnaître que les nôtres faisaient pâle figure à côté de celles des autres vendeurs, directement cueillies dans les vergers du delta.
- Qu'est-ce que vous avez fait ? Vous les avez bradées ?
- Pensez-vous... Quand ma grand-mère a vu ça, elle m'a dit "Regarde bien Irina, aujourd'hui, tu vas apprendre quelque chose d'important sur les hommes". En même temps qu'elle s'adressait à moi, elle préparait l'étal avec nos fraises en bonne place. Au moment où elle posa l'étiquette de prix, alors que je m'attendais à ce qu'elle mette un prix inférieur à celui des confrères, elle ne se démonta pas et écrivit exactement le même prix que celui qui figurait sur les autres étiquettes. Je me souviens l'avoir prise par la manche pour lui dire qu'elle devait faire erreur, qu'à ce prix-là, nous n'allions pas vendre la moindre barquette, tant nos fraises inspiraient la pitié à côté de celles des autres étalages. Elle me posa un doigt sur les lèvres, comme pour m'intimer de me taire et renouvela son injonction : "Observe bien, maintenant". Et là, l'incroyable se produisit. Car non seulement les chalands se ruaient sur nos fraises, mais en plus ils délaissaient celles des autres vendeurs. En à peine un quart d'heure, tout avait été vendu !
- Mais comment cela a-t-il été possible ?
- C'est exactement la question que je lui ai posée. Elle m'a répondu "Tu vois, Irina, si j'avais mis un prix plus bas, les gens se seraient dit, normal qu'avec un aspect aussi misérable, le prix s'en ressente. Mais comme j'avais mis le même prix, ils ont dû se creuser la cervelle pour trouver une logique. Et dans leur effort de rationalisation, ils ont déduit que si le prix était identique à celui des belles fraises des étalages voisins, c'était parce que nos fraises devaient avoir un goût plus savoureux pour compenser un aspect aussi peu ragoûtant... D'où leur engouement pour nos fraises et leur désintérêt pour celles des autres..."
- Trop forte, votre grand-mère !
- Oui, c'est exactement ce que je me suis dit. Et c'est aussi pour cela que, bien plus tard, après avoir éculé mes fonds de culotte sur les bancs de l'université, j'ai décidé de faire de la vente mon métier.
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