Dans un article intitulé « Les décisions sont prises de façon émotionnelle. Pourtant, elles sont justifiées par la raison. », j’évoque une expérience fameuse d’Hippolyte Bernheim, un des fondateurs de la psychanalyse. La scène se passe dans un théâtre, quelques minutes avant le début de la représentation. Avant le lever de rideau, Bernheim hypnotise un sujet et lui intime l'ordre d'ouvrir son parapluie en plein milieu de la représentation. L'expérience est un succès retentissant. Interrogé immédiatement sur les raisons de son geste incongru, le sujet se perd en explications oiseuses. Il affirme avoir vu son billet glisser entre les baleines du parapluie. Quoi de plus logique alors, que d’ouvrir le pépin pour s’assurer de la présence du billet ?
C’est, paraît-il, à l’issue de cette expérience, que Freud eut l’intuition de l’existence de l’inconscient. Comme je ne suis pas expert en psychanalyse, je me contente d’y voir la réaction commune consistant à faire appel en dernier ressort à la logique pour justifier tout geste ou acte non dicté par la raison.
Or, il se trouve que dans le domaine de l’achat, que nous soyons dans un contexte B2B ou B2C, nos décisions sont prises avant tout de façon émotionnelle. Nous employons la logique pour justifier a posteriori les raisons de notre acte.
C’est ce qu’on très bien compris les représentants de la marque d’horlogerie de luxe Patek Philippe, avec leur campagne vieille de 20 ans mettant l’accent sur les liens entre générations. A travers le slogan « Jamais vous ne posséderez complètement une Patek Philippe. Vous en serez juste le gardien pour les générations futures. » la marque genevoise fait passer l’idée que l’achat n’en est pas un, puisqu’il s’agit d’un investissement au bénéfice des générations futures.
C’est très subtil. Pas étonnant à ce titre que ce message n’ait pas pris la moindre ride et qu’il n’ait pas été modifiée d’un iota depuis sa date d’introduction sur le marché en 1996, soit il y a plus de… 21 ans !
Les publicités de Patek Philippe montrent des scènes d’intimité entre père & fils ou, plus rarement, entre mère & fille. La montre n’est affichée que de façon fugitive, comme un coup de vent dans la saga familiale. Pourtant, on sent bien qu’elle joue le rôle de témoin, passant de poignet en poignet au fil, aux fils ou aux filles des générations à venir.
L’explication de texte est donnée sur le site de l’horloger, à la rubrique « valeur », l’une des 10 « valeurs clés » de la société :
« Fruit d’un savoir-faire et d’une somme de travail inouïs, une montre Patek Philippe est un objet de grand prix, qui conservera toute sa valeur, voire l’accroîtra, au fil des ans. Un investissement pour le présent et pour l’avenir. Nombre de modèles accèdent au rang d’objets-cultes, acquis pour des sommes établissant régulièrement des records. Cette valeur sûre aux yeux des collectionneurs, mais aussi, et surtout, la très grande valeur sentimentale que la plupart des possesseurs de montres Patek Philippe accordent à leur garde-temps offrent la certitude d’enrichir le patrimoine familial d’un objet hors du commun. »
Prenons un peu de temps pour analyser le message. Le prix est évoqué très vite dans le paragraphe : un objet de grand prix. Il faut admirer l’ambiguïté dans l’emploi du mot prix entendu comme ce qu’il y a à débourser, mais aussi ce qui est digne de valeur, ce qui est prisé. A partir de ce point, le reste du propos consiste à fournir une justification rationnelle à l’acte d’achat : la valeur de la montre sera conservée dans la durée, c’est un investissement, certains modèles battent des records à la vente, une valeur sûre donc, tant pour les collectionneurs, que pour les gens (vous et moi ?) qui adorerions succomber à un acte d’impulsion sentimentale. Et je ne sais pas si vous aurez noté l’habile glissement sémantique noté autour de l’objet. Au début du paragraphe, on parle encore d’une montre ; à la fin, on évoque un garde-temps. Deux désignations pour deux bulles de connotations aux couleurs bien distinctes. Le terme montre renvoie littéralement à une idée monstration, d’ostension et donc d’ostentation voire d’exhibitionnisme. Nous voici dans le monde de l’émotionnel où l’élégance discrète le dispute au m’as-tu-vu. A l’inverse, le garde-temps, rappelle les clepsydres de l’antiquité qui aidaient à comptabiliser, au son des gouttes tombant dans un bol d’eau, l’écoulement du temps, sa longue durée. Quand je montre, je suis dans la consommation de l’instant, je consume. Quand je garde le temps, je m’inscris dans la durée, dans la construction patiente, dans la logique patrimoniale. Pour reprendre le slogan figurant à la fin des publicités de la maison genevoise, vous « fondez votre tradition ».
Voici, une illustration magnifique de cette trame finement tressée entre émotion et raison ou cette idée de fétichisme de la marchandise, chère à Jean Baudrillard, à travers laquelle le consommateur, pris dans la vertige d’un discours publicitaire intelligent, est encouragé à acheter un produit, pas tant pour son utilité (la montre), que pour les vertus qu’il a l’illusion de s’approprier en se portant acquéreur de l’objet devenu fétiche (le garde-temps).
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PS : un grand merci à Vincent Huguet, président fondateur de Hopwork, pour m'avoir fait découvrir les publicités Patek Philippe, dans le contexte d'un atelier de formation CustomerCentric Selling(R).
Bonjour Jean-Marc,
Je pense aussi que jouer sur l'émotionnel est le meilleur levier pour faire une vente. On voit dans le cas des montres Patek Philippe, qu'ils ont pu parfaitement jouer sur la corde de l'émotionnel, puis terminer sur des arguments rationnels pour susciter l'envie et la raison d'acheter.
Personnellement, je vends des logiciels et cela fait plusieurs mois que j'essaie de trouver comment tourner ma communication pour jouer sur l'émotionnel dans un domaine où les fonctionnalités priment avant tout (je vends des logiciels de gestion d'entreprise).
Auriez-vous quelques idées pour m'aider ?
Merci :)
Rédigé par : Stileex | 22/10/2017 à 06:25
Bonjour Simon,
Dans la vente de logiciels, pour basculer sur l'émotionnel, il suffit de sortir du discours sur les fonctionnalités pour se diriger vers une approche maïeutique orientée autour de la découverte de scénarios d'utilisation.
J'ai publié plusieurs articles sur le sujet. Mais pour vous donner une idée de ce que je veux dire par cela, voici un papier qui pourrait vous plaire :
http://jmbellot.blogs.com/artderaconter/2015/06/stories-et-storistes.html
Au plaisir de prolonger nos échanges,
Bien à vous,
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Stileex | 31/10/2017 à 18:12