Cette question vient le plus souvent de la bouche de dirigeants d'entreprises disposant de plusieurs typologies d'affaires. Le cas le plus fréquent est quand, pour atteindre l'objectif, il faut signer aussi bien des affaires que je qualifierais de "transactionnelles" caractérisées par des cycles courts et des paniers moyens relativement faibles et par ailleurs quelques affaires d'un montant beaucoup plus élevé, mais nécessitant une approche de vente plus "complexe" avec implication de multiples interlocuteurs et donc un cycle de vente plus long.
Ma réponse de principe est en général toujours la même : "Sauf dans l'hypothèse de marchés très différents, il n'y a pas lieu a priori de multiplier les processus de vente. Un seul suffira bien. En revanche, il importe de découpler l'effort managérial."
Illustration.
Supposons que vous ayez deux typologies d'affaires :
- Des affaires "simples" d'une valeur moyenne de 5K et qui prennent 1 mois pour se signer, avec un taux de conversion de 1 sur 3.
- Des affaires "complexes" d'une valeur moyenne de 200K mettant un an pour se signer, avec un taux de conversion identique.
Après validation par votre conseil d'administration de votre plan de marche de l'année (aussi appelé "Business Plan" et plus souvent évoqué par l'acronyme hypocoristique BP), vous avez réparti l'objectif sur vos effectifs commerciaux porteurs de quota. Chacun doit réaliser un objectif de 900K annuel. Pour refléter la disparité d'affaires, vous avez décomposé cet objectif total de 900K en 2 avec une exigence de réalisation de 300K en affaires "simples" et 600K en affaires "complexes".
Le graphique ci-dessous donne la représentation de l'objectif assigné à chaque vendeur :
Le commercial aura tôt fait d'établir l'équivalence entre son objectif et le nombre d'affaires à signer. Sa représentation de l'objectif devient la suivante :
Le directeur commercial devra être vigilant de ne pas se laisser berner par la représentation en nombre d'affaires. Pour éviter de tomber dans cette chausse-trape, il lui faudra tout ramener en "équivalent pipeline" ou "pipeline idéal". Comment faire ?
Le calcul est simple.
Pour être en mesure d'atteindre son objectif sur les "affaires simples", en s'inspirant des hypothèses mentionnées plus haut, un commercial doit avoir à tout moment 75K en "équivalent pipeline", soit le résultat du calcul suivant :
300K (objectif annuel ) / 12 (nombre de rotations du pipeline sur une année), le tout divisé par 1/3 (taux de conversion).
En appliquant la même formule de calcul sur le compartiment des "affaires complexes", il obtiendra un "équivalent pipeline" de 1.800K :
600K (objectif annuel ) / 1 (nombre de rotations du pipeline sur une année), le tout divisé par 1/3 (taux de conversion).
Par suite, d'un point de vue managérial, le pilotage de la performance du commercial consistera à veiller à ce qu'il ait à tout moment 1.875K dans son portefeuille d'affaires en cours, avec une distribution faisant la partie belle aux "affaires complexes" (1.800 sur 1.875, soit très exactement 96%.
Devant pareil déséquilibre entre les équivalents pipeline, le manager aura tout intérêt à se servir des étapes de son processus de vente pour affiner sa visibilité sur les affaires "complexes". Imaginons que ce processus de vente soit composé de 4 étapes caractérisées chacune ci-dessous par un taux de conversion et une durée relative d'exécution :
- "Découverte" ou "Développement de solution" (10% de probabilité de conclusion favorable, 1 douzième du temps de cycle moyen)
- "Consensus autour de la proposition de valeur" (33% de probabilité de conclusion favorable et 1/3 du temps de cycle moyen)
- "Evaluation" (75% de probabilité de conclusion favorable et 1/2 du temps de cycle moyen)
- "Négociation après obtention de l'accord verbal" (90% de probabilité de conclusion favorable et 1/12 du temps de cycle moyen)
En appliquant la formule de calcul du pipeline idéal documentée ici, notre manager commercial obtiendra les valeurs suivantes :
- Pipeline idéal à l'étape de "Découverte" ou "Développement de solution" : 500K
- Pipeline idéal à l'étape de "Consensus autour de la proposition de valeur" : 600K
- Pipeline idéal à l'étape d'"Evaluation" : 400K
- Pipeline idéal à l'étape de "Négociation après obtention de l'accord verbal" : 55K
Le total "équivalent pipeline" se monte à 1.555K ce qui un peu différent du total précédent, mais résulte simplement du travail de raffinement de l'analyse. Dès lors, voici à quoi doit ressembler à tout moment le pipeline du commercial portant un objectif annuel de 900K avec le mix valeur de 1/3 en affaires "simples" et 2/3 en affaires "complexes" :
Qu'en conclure ?
D'abord que le manager doit consacrer le plus clair de son temps à piloter les affaires "complexes". Cela tombe sous le sens ? Et pourtant, il peut être bien commode pour un manager de se laisser - avec plus ou moins de complaisance - embarquer dans la rhétorique du "tout ce qui peut rentrer doit être rentré" parfois exprimée sous la forme plus douce de "ce qui est fait n'est plus à faire". Quelle que soit la formulation choisie, dans un cas comme celui présenté ci-dessus, cette attitude de management serait suicidaire, puisqu'elle consisterait à privilégier la variable nombre d'affaires signées au détriment de la valeur signée. Au-delà de l'échec garanti, cette attitude présente deux effets pervers : elle magnifie le côté testostérone dans la vente, façon Leonardo di Caprio dans le Loup de Wall Street et elle tend à épuiser les équipes. Car quoi de plus frustrant, côté commercial, de "closer comme un fou" pour, au final, se trouver en situation d'échec.
La deuxième conclusion à tirer, c'est que non seulement le manager doit privilégier le suivi des affaires "complexes", mais il ou elle doit aussi porter le plus clair de son énergie et de son attention lorsque les affaires se trouvent aux étapes "Découverte" et "Consensus autour de la proposition de valeur". Là encore, vous me direz que cela relève de l'évidence, du truisme. Pourtant, combien de fois ai-je vu les managers commerciaux concentrer leur effort d'inspection et d'analyse sur les seules affaires en passe d'être signées et négliger de ce fait le fond de portefeuille.
La troisième conclusion à tirer, c'est que la question initiale n'était pas forcément la bonne. On l'a vu ici. Ce n'est pas tant le fait de disposer de deux processus de vente pour prendre en compte mes deux typologies d'affaires qui m'aiderait. C'est plutôt le fait d'utiliser le processus de vente pour déterminer comment allouer au mieux mon effort et mon énergie.
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