Il y a quelques années, alors que je travaillais chez un éditeur de logiciel, je me souviens avoir vécu une scène on ne peut plus étrange. Nous venions de terminer un trimestre de la plus mauvaise des manières. Non seulement nous n'avions pas atteint l'objectif, mais chose incroyable, pas un des vingt commerciaux n'avait réussi à dépasser les 100%. C'était un véritable désastre.
Comme le PDG de la société avait voulu s'entretenir avec nous, nous nous disions que ça allait chauffer pour nos abattis, que nous allions en entendre des vertes et des pas mûres. C'était pas compliqué : lorsque notre PDG monta sur scène pour se diriger vers le pupitre, le silence le plus complet régnait dans la salle. On aurait pu entendre voler une mouche.
Et puis là, coup de théâtre. Alors que nous attendions une belle volé de bois vert, voilà que notre PDG nous adresse de vibrantes félicitations. Nous nous tournons les uns vers les autres, incrédules. On peut lire un même regard de surprise hébétée sur les visages. Se faire enguirlander, passe, mais devoir subir l'ironie de notre hiérarchie sur notre contre-performance collective, c'était au-delà de ce que nous pouvions tolérer. Alors, nous ouvrîmes bien nos esgourdes pour comprendre ce qui se passait. Les compliments continuaient de pleuvoir sans que nous ne puissions détecter la moindre trace de ressentiment ou de dépit. Nous devions nous faire une raison : notre grand patron était content de nous et il s'exprimait avec la plus grande sincérité.
A l'issue du discours de notre PDG, nous n'avions qu'une préoccupation en tête : comprendre comment ce dernier pouvait être satisfait alors qu'aucun d'entre nous n'avait atteint son objectif. Il ne nous fallut pas longtemps pour découvrir le pot aux roses : l'objectif distribué sur nos têtes était de 60% supérieur à l'objectif porté par le PDG. Résultat : avec une performance collective moyenne de 78%, nous avions dépassé de 10% ce sur quoi notre PDG s'était engagé vis-à-vis de la communauté financière. D'où son contentement.
En un mot, nous venions d'être victimes du phénomène de distribution inéquitable des quotas, qu'on pourrait résumer par le mot anglais d'over-assignment ou les substantifs bien français cette fois de "coussin" ou de "matelas". La direction générale avait distribué un objectif supérieur à celui sur lequel elle s'était engagée vis-à-vis des actionnaires. Quand je demandai le bien-fondé de cette pratique, il me fut répondu qu'elle était justifiée par la nécessité de se prémunir contre des risques allant de la perte de talents - des commerciaux qui poseraient leur démission - une chute brutale de la demande, des variations de change défavorables, que sais-je encore ?
Les années s'écoulèrent sans que j'y prête plus d'attention. Jusqu'à la lecture du papier récent de Dave Kellogg intitulé "Quota Over-assignment and Culture". Avec une phrase en particulier qui retint mon attention : "In my experience, most enterprise software companies run in the 20% range, so they assign 120 units of quota at the salesrep level for an operating plan that requires 100 units of sales. Then the question is who has the cushion." (NDLR - "Sur la base de mon expérience, la plupart des éditeurs de logiciel ont un coussin ou un matelas se situant autour de 20%, ce qui veut dire qu'elles distribuent à leurs commerciaux 120 unités de quota lorsque l'atteinte de leur plan requiert la réalisation de 100 unités. Par suite, la question est de savoir qui porte le matelas/coussin.")
Qui porte le matelas ?
La réponse courte consiste à dire que le matelas est imposé par la direction générale, puis géré par le management commercial. Ce qui est certain, c'est que nous rentrons là dans une zone d'opacité où les intérêts sont mis de façon volontaire en dissonance.
Pour comprendre comment le système fonctionne, imaginons une société devant réaliser 10M de chiffre d'affaires. Comme la performance moyenne attendue de la part d'un commercial se monte à 625K, il faut disposer d'une capacité de 16 commerciaux pour couvrir l'objectif. Admettons que tel soit le cas. Admettons aussi que cette société dispose d'un directeur commercial secondé par 2 responsables des vente manageant en direct les 16 commerciaux.
Imaginons maintenant que la société en question décide de créer un matelas de 60%, soit d'une valeur de 6M. Cela signifie que l'objectif assigné au directeur commercial se monte à 16M. Ce dernier répartit les 16M en question sur la tête de ses responsables des ventes avec l'instruction de distribuer 1M pour chaque commercial. Mais voilà que, patatras ! Deux commerciaux s'en vont. Avec deux porteurs de quota en moins, l'objectif effectivement distribué se monte à 16M - 2M =14M.
Pour finir, sur ces 14M d'objectif effectivement distribués, les commerciaux réalisent un chiffre de 11M.
Le graphique ci-dessous illustre le propos.
A quelles conversations assistons-nous dans cette société ? Probablement, une litanie de justifications où tant les responsables de vente que les commerciaux doivent se justifier sur les raisons expliquant leur contre-performance.
A quoi s'attendre en termes de culture d'entreprise ? Une culture où domine la défiance et où la parole se fige dans des justifications plus ou moins oiseuses.
A l'inverse, imaginons que, dans cette même société, la direction générale décide d'aligner les objectifs sur l'ensemble de la chaîne de commande. Résultat : plus de matelas/coussin. Chaque commercial reçoit un objectif de 625K au lieu du 1M de tout à l'heure.
Dans ce cas de figure, la décomposition de la performance commerciale s'établit comme suit :
La différence est criante. Désormais, les vendeurs se retrouvent en situation de réussite. Car non seulement ils ont réussi à faire 110% de l'objectif assigné, mais ils ont réalisé cette performance à 14 au lieu de 16. En clair, ils ont compensé la "perte potentielle" générée par le départ de 2 de leurs collègues.
Les conversations n'ont plus rien à voir.
Au lieu des recherches de justifications ou d'excuses, nous voici en présence d'un contexte de transparence et l'interdépendance. Lorsque survient un sale coup comme la perte des deux commerciaux, l'organisation se serre les coudes pour compenser. Par suite, l'attention du management commercial se porte désormais sur les vendeurs. Fi de la complaisance de tout à l'heure où il faisait bon s'abriter derrière le moelleux du coussin.
En l'absence de matelas, c'est dans une véritable culture de transparence que baigne l'entreprise. Comme l'écrit Dave Kellogg dans son article déjà cité : "That’s why I believe cushion isn’t just a math problem. It’s a cultural issue. Do you want a “let them eat cake” or a “we’re all in this together” culture. The answer to that question should help determine how much cushion you have and where it lives." Ou encore, en bon français : "C'est pourquoi je crois que la matelas/coussin n'est pas qu'un problème mathématique. C'est un enjeu culturel. Quelle culture voulez-vous ? Une du type "qu'ils mangent de la brioche", en référence à la réponse culte attribuée à Marie-Antoinette lorsqu'on lui annonça que la peuple de Paris demandait du pain, ou plutôt une du genre "nous sommes tous dans le même bateau" ? La réponse à cette question devrait vous aider à déterminer la taille du coussin/matelas ainsi que l'endroit où il doit être géré."
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