Vous connaissez l’intrigue de 12 Hommes en Colère de Sydney Lumet : un jeune homme d'origine modeste est accusé du meurtre de son père et risque la peine de mort. Le jury composé de douze hommes se retire pour délibérer et procède immédiatement à un vote : onze votent coupable, or la décision doit être prise à l'unanimité. Le juré qui a voté non-coupable, interprété par Henry Fonda, est sommé de se justifier. Il explique alors qu'il a un doute et que la vie d'un homme mérite quelques heures de discussion. Il s'emploie alors à les convaincre un par un.
Au début de la séquence objet de ce billet, 4 jurés sont pour que le jeune homme soit condamné à mort et 8 penchent pour l’acquittement. Les 4 jurés convaincus de la culpabilité du jeune homme le sont au nom d’un témoignage apparemment irréfutable : une voisine dormant fenêtre ouverte s’est réveillée quelques instants avant le meurtre et affirme avoir vu, de ses propres yeux, le jeune homme estourbir son père.
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(DEBUT DE LA SEQUENCE)
LE BANQUIER (juré n°4 selon une grille de nommage et de numérotation établie dans le billet intitulé « 12 hommes en colère ou l’art de négocier », accessible ici et reprise par Ophélie Wiel dans son blog « Fashion and Photographers », dans un article publié ici. ) : « Moi je propose que l’on fixe une limite de temps au débat, Messieurs. »
LE REPRESENTANT (n°7) : « Ah oui, c’est pas une mauvaise idée ça ! »
LE BANQUIER : « Il est... hum... »
A ce moment, le banquier tourne son visage vers la pendule murale. Eprouvant manifestement des difficultés pour lire l’heure, il cligne des yeux, retire ses lunettes et se frotte les yeux. Puis, reprenant son propos, tout en continuant à se frotter les yeux...
LE BANQUIER ; « ... 6 heures un quart. Un de nous avait parlé de 7 heures. Et nous sommes arrivés au point où il faudrait décider si nous nous récusons ou pas... »
Pendant que le banquier évoque la question du délai, le retraité observe avec attention son interlocuteur et semble intrigué.
LE VIEIL HOMME (n°9) : « Vous n’êtes pas bien ? »
LE BANQUIER : « Hein ? Si très bien, je vous assure... Je vous disais que lever la séance vers sept heures paraît raisonnable... »
LE VIEIL HOMME (en interrompant son interlocuteur) : « Oh ! Je vous ai demandé cela parce que... Vous vous frottez le nez comme si... Excusez-moi de vous interrompre, mais vous avez fait un geste qui m’a fait penser à quelque chose. »
LE BANQUIER : « Je cherche une solution, ça ne vous ennuie pas ? »
LE VIEIL HOMME: « Mais je crois que c’est important. »
En montrant un agacement teinté d’amusement, le banquier indique d’un simple geste de la tête que le retraité peut continuer.
LE VIEIL HOMME : « Merci bien... Je disais donc... Je pense que vous m’excuserez de vous interrompre, mais je me demandais pourquoi vous vous frottiez le nez ainsi. »
LE SELF MADE MAN (n°3) : « Ah ça va, vous, hein ? »
LE VIEIL HOMME : « Dites-donc. Je m’adresse à votre voisin et non à vous. Alors taisez-vous ! »
... puis, après avoir repris son calme...
LE VIEIL HOMME : « Bon. Pourquoi vous frottiez-vous le nez de cette façon ? »
LE BANQUIER : « Mon Dieu, si cela vous intéresse, c’était parce que mon nez me démangeait. »
LE VIEIL HOMME : « Ah excusez-moi. Seraient-ce vos lunettes qui causent ces démangeaisons ? »
LE BANQUIER : « Oui... Alors, pouvons-nous parler d’autre chose ? »
LE VIEIL HOMME : « Ce sont ces lunettes, Monsieur, qui ont fait ces deux marques de chaque côté de votre nez ? C’est curieux, je ne les avais pas remarquées. Ces marques vous ennuient ? »
LE BANQUIER : « Elles m’ennuient beaucoup. »
LE VIEIL HOMME : « J’avoue que c’est une chose que je ne puis juger. Je n’ai jamais porté de lunettes. J’ai 20 dioptries. »
LE REPRESENTANT : « Oh, écoutez ! Vous nous enquiquinez avec vos dioptries, là, hein... »
LE VIEIL HOMME : « La femme qui a juré avoir assisté à ce crime, avait des marques analogues de chaque côté du nez. »
TOUS LES JURES ENSEMBLE : « Mais nom de Dieu ! Il a raison ! »
Il s’ensuit un brouhaha, scandé d’appels au silence. On entend distinctement un juré s’écrier : « Nom de Dieu ! Mais il a raison ». A partir de ce moment, le témoignage de la femme sera démonté. Si elle avait ces traces au bord du nez, c’est qu’elle portait des lunettes. Or, elle disait s'être couchée et être dans son lit au moment où le crime s'est produit. Et il est avéré qu’on ne porte pas de lunettes dans ce genre de circonstances. Par suite, ce qu’elle prétend avoir vu devient sujet à caution.
(FIN DE LA SEQUENCE)
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Alors que retenir de cet échange ?
Trois choses à mon sens :
D’abord, comme illustré dans l’article publié ici il y a une dizaine de jours, on ne peut pas se permettre de poser trop de questions dites de « découverte » sous peine d’agacer singulièrement son interlocuteur. Les répliques du BANQUIER comme : « Je cherche une solution, ça ne vous ennuie pas ? » ou encore « Alors, pouvons-nous parler d’autre chose ? » montrent bien l’irritation.
Quant à sa figure, elle exprime à la fois de la contrariété et cette forme typique d’amusement que nous inspirent souvent les personnes âgées quand elles se mêlent de ce qui ne les regarde pas.
Ensuite, quand on résume l’échange à sa seule substance, on observe que sa dynamique se résume à quatre questions posées et une affirmation de la part du VIEIL HOMME. Nous retrouvons l’optimal magique de 4 questions de « diagnostic » préalable évoquées dans l’étude de Gong :
(1) « Vous n’êtes pas bien ? »,
(2) « Pourquoi vous vous frottez le nez comme ça ? »,
(3) « Seraient-ce vos lunettes qui causent ces démangeaisons ? »,
(4) « Ce sont ces lunettes, Monsieur, qui ont fait ces deux marques de chaque côté de votre nez ? »
A cet instant survient un coup de théâtre. Après ses quatre questions le VIEIL HOMME avance d’un ton calme et posé l’affirmation suivante :
Il suffit d’observer le visage du BANQUIER que le réalisateur nous offre en gros plan pour comprendre que le coup a fait mouche.
Enfin – et il s’agit là peut-être de l’aspect le plus important – même si l’affirmation constitue le coup de théâtre de la séquence, elle n’a de l’impact qu’en raison des questions préalables. C’est grâce aux questions préalables que le VIEIL HOMME prépare son interlocuteur à la sentence qu’il s’apprête à asséner. Elles agissent comme les prolégomènes indispensables à l’accouchement de la vérité. Nous sommes là en présence d’un véritable chef d’oeuvre de la maïeutique qui n’a pas grand-chose à envier au fameux entretien de Socrate avec l’esclave de Ménon.
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PS1 : Selon l’endroit du monde où vous êtes, vous pourrez ou non visualiser le film en streaming en cliquant sur le lien suivant :
https://archive.org/details/12_hommes_en_colre
La séquence évoquée dans le billet ci-dessus est accessible à partir du pointeur temporel 1:20:00.
PS2 : Ceux qui me connaissent savent que j'adore ce 12 hommes en colère. J'ai déjà écrit de nombreux papiers en m'appuyant sur ce film :
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