Du temps de l'économie de la possession, il était normal de faire de la signature du contrat l'étape ultime du processus de vente. Alors, les processus de vente étaient tous des variations par rapport au thème de l'entonnoir ("funnel" en anglais). Dans sa version aplatie, cela donnait des choses comme cela :
La forme de l'entonnoir était censée figurer le taux de déperdition d'opportunités jusqu'à la signature, un peu comme si l'entonnoir était percé à l'image d'une passoire ("colander" ou "sieve" en anglais).
Désormais, nous assistons à une évolution de plus en plus prononcée vers une économie de la souscription, popularisée avec verve et génie par Tien Tzuo, le patron de Zuora. La notion de possession devient vieux-jeu et frise même la ringardise absolue, dans le grand théâtre d'une exploitation toujours plus rationnelle des capacités disponibles. En me baladant la semaine dernière dans les rues de San Francisco, j'ai été surpris de constater que pratiquement une voiture sur deux était soit un taxi, soit un Uber, soit un Lyft et parfois les deux.
Or, dans le modèle d'activité d'une entreprise proposant la souscription à un service, ce qui compte le plus n'est pas tant la signature de la commande, mais l'usage. A quoi me sert d'avoir téléchargé l'application Uber ou Chauffeurs Privés, récemment rebaptisé Kapten si, derrière, je ne fais pas appel aux services de ces voyagistes des petits parcours urbains. A quoi bon ouvrir un compte chez iBanFirst, une banque proposant de faire baisser le coût des transactions en devises, si vous ne travaillez qu'en euros ? A travers un alignement plus subtil entre les intérêts de l'opérateur de service et du client, les deux parties ne gagnent qu'à partir du moment où, au-delà de la souscription au service en tant que tel et de son activation effective, il y a utilisation et je dirais même utilisation récurrente ou répétée.
A ce jeu-là, ce n'est pas le téléchargement de l'application ou l'ouverture d'un compte qui rime avec réussite ; c'est le fait de devenir un aficionado du service proposé au point de l'utiliser régulièrement.
Le processus de vente ressemblera alors plutôt à cela :
Comme vous pourrez le constater, la métaphore de l'entonnoir cède la place à celle du noeud papillon.
Pourquoi ?
Tout simplement parce que, alors que sur la partie gauche du processus - celle relative à l'acquisition de nouveaux clients - il y a phénomène de déperdition, de chute ou de dropout pour céder à la terminologie de plus en plus usitée, sur la partie droite, en revanche, l'opérateur jouit de la possibilité de développer son empreinte en créant les conditions d'une utilisation plus large ou plus profonde du service proposé. Pour employer un vocabulaire à la mode en ce moment, les effets négatifs du "churn" consécutif à la perte de clients sont plus que compensés par l'up-selling ou le cross-selling sur les clients fidèles. Les experts parlent alors de "churn" négatif, soit d'une inversion du phénomène d'attrition, ou encore d'une augmentation nette de la valeur des clients.
Dans ce basculement de référentiel, ce n'est pas la capacité à signer des grosses transactions en mode isolé qui compte : les fameux "big deals" en mode "one shot". Dans le nouveau monde, ce qui importe, c'est de prolonger aussi longtemps que possible la relation avec un client.
Il y a vingt ans, quand je travaillais chez un éditeur de logiciels, les analystes financiers de New York frémissaient au nombre de transactions de plus de 1 million de dollars signées durant le trimestre écoulé. Désormais, ce qui fait vibrer Wall Street, ce sera plutôt l'évolution du nombre de clients nette de l'attrition, l'évolution du panier moyen et le taux d'attrition. Renseignés sur ces trois indicateurs, les analystes en déduiront l'évolution de la LTV (Life Time Value) des clients, indicateur sur lequel est indexé pour partie de calcul de la valorisation de la société.
Autres temps, autres moeurs.
Et avec l'avènement de ces temps nouveaux, une représentation nouvelle de processus de vente.
Au revoir l'entonnoir et bienvenue au noeud papillon.
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PS 1 : Une version en anglais de ce billet est disponible sur LinkedIn. C'est ici.
PS2 : Dans la série des erreurs de design de processus de vente :
- Erreur de design de processus de vente n°1 : la proposition
- Erreur de design de processus de vente n°2 : assimiler efficacité commerciale et niveau d'activité
- Erreur de design de processus de vente n°3 : confondre processus et automatisation
- Erreur de design de processus de vente n°4 : ne s'intéresser qu'aux prospects en phase de recherche active de solution
- Erreur de design de processus de vente n°5 : disposer d'étapes déséquilibrées
- Erreur de design de processus de vente n°6 : demander au cornac d'organiser la parade des éléphants
- Erreur de design de processus de vente n°7 : mesurer à tort et à travers
- Erreur de design de processus de vente n°8 : vouloir évangéliser le marché
- Erreur de design de processus de vente n°9 : oublier le client
- Erreur de design de processus de vente n°10 : négliger l'adoption
- Erreur de design de processus de vente n°11 : mal nommer les étapes
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