Régulièrement, je rencontre des dirigeants de sociétés dont le modèle d’activité repose sur la souscription d’abonnements annuels ou mensuels à des services. Quand ils sont en phase de démarrage d’activité, leur seule et unique préoccupation se résume à acquérir de nouveaux clients. Résultat : ils se dotent d’une équipe de vendeurs qui battent la campagne pour signer les premiers clients. L’offre est plaisante, les prospects se laissent séduire et les abonnements tombent comme à Gravelotte.
Au début, ce ne sont que hourras et satisfecit.Notre dirigeant se dit qu’il vient de « craquer le code » pour employer une expression directement héritée de l’anglais. Pourtant, très vite, il va déchanter.
D’abord, parce qu’il fait l’expérience du baiser de la mort lié à ce modèle : les coûts grimpent tout de suite avec l'embauche et la rétribution des commerciaux. De leur côté, les revenus ne tombent que quand le client commence à utiliser les produits et services et, qui plus est, en raison de la nature même du modèle, les montants se présentent sous la forme de loyers souvent modestes. Notre dirigeant découvre alors que plus il vend, mieux il rémunère ses commerciaux et plus il creuse le trou de ses besoins en trésorerie. Cette dernière prend l’eau littéralement puisque ses liquidités fondent comme neige au soleil.
Mais le pire est à venir. Passé un an, les premiers clients sont sollicités pour renouveler leur abonnement. Et là, ô surprise. Notre dirigeant constate que près d’un tiers des clients dénoncent leur abonnement et s’en vont. Panique !
Alors pour pallier l’hémorragie de clients, notre dirigeant se dote d’une structure de « Customer Success », c’est-à-dire de personnes ayant pour mission de veiller à ce que les clients, une fois qu’ils ont signé, utilisent bien le service et fassent l’expérience effective des bénéfices attendus. Ce faisant, se dit-il, lorsque vient le moment du renouvellement de d'abonnement, ils le feront le plus naturellement du monde et le churn disparaîtra.
Du coup, la responsable du service de « Customer Success » se voit assigné un objectif clair : réduire au maximum le taux de défection des clients, c’est-à-dire tendre vers une notion de « 0 churn ». Pour ce faire, elle devra veiller à ce que les clients soient bien pris en charge dès la signature du contrat initial (le fameux « onboarding »), puis qu’ils utilisent le service régulièrement et sans à-coups.
Et puis, comme c’est le Customer Successqui est en prise directe avec le client, pourquoi ne plus lui donner aussi un objectif commercial d’extension d’abonnement, que ce soit en augmentant le nombre d’utilisateurs du service (up-selling) ou en en étendant l’empreinte au sein de nouveaux départements de l’organisation cliente (cross-selling). C’est ainsi, que l’enjeu initial de « churn zéro » se transforme en objectif de « churn négatif » où la valeur apportée par les extensions d’abonnement fera plus que compenser les défections de clients renonçant au service.
Et en parallèle, comme notre dirigeant doit compenser la perte des premiers clients, il donne un coup de fouet à la structure d’acquisition de nouveaux clients, en embauchant de nouvelles recrues et en revoyant les objectifs d’acquisition de nouveaux logos à la hausse.
Tout semble d’équerre ?
Eh bien non.
Anna Talerico, spécialiste du monde Software as a Service (SaaS) et investisseuse l’explique très bien dans un article intitulé “Customer Churn Is Everyone’s Problem : Here Is Why You Should Give Your Customer Team A Break”.
Pour reprendre ses propres termes, le “Customer Success” n’est pas un département ; c’est une méthodologie.
Pour être encore plus précis, c’est bien au « customer success » de conduire le client vers ce qui le rapproche le plus possible de la vision d’achat qu’il s’est échafaudé durant les entretiens de vente. C’est bien au « customer success » d’aider le client à vérifier s’il obtient bien la valeur qu’il escomptait générer en devenant bénéficiaire du service proposé. Mais ces deux éléments – vision d’achat ou valeur attendue – ont été élaborés avant la souscription au service, avant qu’ils ne rentrent en contact avec le client. Alors pourquoi devraient-ils être tenus responsables de l’atteinte d’un indicateur (le churn) qui reflète plus ce que les commerciaux ont fait/dit/promis avant la signature, que tout ce que les représentants du « customer success » pourront faire/dire/promettre après ladite signature.
Par suite, et dans la logique d’un excellent papier établi par Gainsight, « le Customer Success est avant tout une méthodologie permettant d’assurer que les clients expérimentent les résultats attendus de l’utilisation de votre produit ou service ».
Cette définition ne désigne pas un département, une équipe ou une fonction. Elle renvoie à une conception du monde, donc une méthodologie.
Dès lors, il est illusoire de considérer qu’une seule équipe (appelée communément, mais non moins abusivement « Customer Success ») soit tenue responsable – accrochez-vous les bretelles, car ça va dépoter – de l’allumage du service, de la familiarisation initiale (onboarding), du chaperonnage (grooming), de l’adoption, des renouvellements de contrats et de l’extension des usages.
La responsabilité de l’équipe « Customer Success » tient à l’établissement de relations étroites avec le client, aux trois niveaux que sont les utilisateurs, les bénéficiaires opérationnels et les bénéficiaires économiques. Dans le cadre de ce maillage relationnel, il est de la responsabilité du « Customer Success » (i) de veiller à ce que l’utilisation du service soit effective, (ii) de poser les indicateurs de pilotage qui permettent d’apprécier au plus près l’adoption et l’impact lié à l’utilisation du service aux regard des objectifs discutés initialement avec les commerciaux, (iii) de suivre ces indicateurs, (iv) d’alerter en cas de dérive, (v) de communiquer aux trois niveaux considérés plus haut les progrès réalisés ainsi que les recommandations pour tirer encore meilleur parti du service et (vi) de faire office de courroie de transmission auprès des autres services de l’organisation selon les besoins du moment.
En conséquence, le « Customer Success » doit être vu comme le garant de la qualité de l’expérience client dans son utilisation du service que vous proposez. Un peu à l’image des services de conciergerie dans le monde hôtelier.
Du coup, qui doit porter l’objectif de rétention au sein de l’organisation ? Eh bien, au risque de déplaire, je dirais qu’il s’agit d’un objectif agrégé, résultant de la contribution de chaque département – produit, ingénierie, marketing, vente et, bien sûr, customer success.
Pour illustrer le propos selon lequel le "customer success" ne saurait être tenu seul responsable de l'éradication du churn, je voudrais terminer par une histoire. Je me souviens que le plus beau succès que j’aie jamais rencontré en matière de réduction du taux d’attrition de clientèle fut auprès d’une entreprise spécialisée dans la vente d'abonnements à des réseaux sociaux. Le patron des opérations déplorait un taux de 30% de « churn » annuel. Beaucoup de choses avaient été faites pour ramener ce taux inacceptable à des proportions plus raisonnables. Et croyez-moi, le « customer success » avait œuvré plus que de mesure pour faire baisser les départs de clients. La situation était si critique qu’une étude fut commanditée auprès de data scientists pour comprendre quels étaient les facteurs explicatifs de ce taux d’attrition si élevé. Après avoir trituré les données dans tous les sens, les data scientists révélèrent que la variable expliquant le mieux les non-renouvellements d'abonnements était, tenez-vous bien… le taux de remise donné par le commercial lors de la signature du premier abonnement. Dès lors, la solution fut aisée à mettre en œuvre. Le directeur des opérations de cette société fit appel à mes services pour aider ces derniers à faire visualiser à leurs clients la valeur. En bon négociateur, il annonça à ses commerciaux qu’à l’issue de la formation, les remises ne seraient plus consenties. Donnant, donnant. Toujours est-il qu'en l’espace de quelques mois, après cette action coup de poing auprès des commerciaux en charge de l'acquisition de nouveaux logos, le « churn » passa de 30 à 10%.
CQFD.
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