A force d'enchaîner les rendez-vous avec des responsables de centres d'appels, je vois de plus en plus se profiler un "pattern" aussi dangereux humainement que discutable sur le plan économique. C'est celui des stakhanovistes du nombre d'appels et des obsédés de la DMT, entendre "Durée Moyenne de Traitement" de l'appel.
Afin de vous donner une idée vivante de ce à quoi ressemble ce pattern, je vous propose de lire l'entretien fictif (mais ô combien représentatif) avec Norbert, le responsable d'un centre d'appel composé d'une vingtaine de vendeurs sédentaires aussi appelés Sales Development Representatives (SDRs) ou Business Development Représentatives (BDRs). Leur mission ? Appeler des "prospects" pour les faire progresser dans leur parcours d'achat. Le spectre des possibilités est large : ça peut être leur "vendre" un rendez-vous avec un commercial chevronné, les inscrire à une démo, leur faire ouvrir un compte en ligne, leur proposer une version proforma de leur facture téléphonique s'ils avaient le bon goût de quitter leur opérateur actuel, etc.
-- (début de la séquence) --
Votre serviteur : Bonjour Norbert.
Norbert : Bonjour.
Votre serviteur : Vous avez voulu me parler...
Norbert : Oui. C'est très simple : je voudrais former mes SDRs.
Votre serviteur : Pourquoi ?
Norbert : Parce qu'ils sont mauvais, pardi. Il faudrait leur enseigner à nouveau les fondamentaux de la vente.
Votre serviteur : Hum... Dites m'en plus sur leur performance à ce jour. Quelle est le quota moyen ?
Norbert : 300K€ par an (ou 10 démos par mois, ou 42 rendez-vous "qualifiés", etc.)
Votre serviteur : Et comment se distribue la performance sur l'ensemble de vos SDRs ?
Norbert : C'est simple. Sur la population de nos 20 SDRs, il y en a 2 qui font leur chiffre et 2 qui sont des erreurs de recrutement. On va les sortir très vite. Les autres plafonnent autour de 100K à 200K de performance annuelle contre un objectif individuel de 300K. Sans compter que ce sont les rois du yoyo émotionnel. Les mois où ils font leur quota, tout est super, les mois où ils sont en échec, c'est la cata. Résultat : leur moral, c'est pareil. Un mois, ils se prennent pour Schwartzenegger, le mois suivant pour des daubes. Là, ils me sollicitent pour les réconforter. Mais je n'ai pas que ça à faire, moi... Et puis franchement, leur répéter tout le temps les mêmes choses, ça commence à me saouler... C'est pour cela que je vous ai appelé...
Votre serviteur : Au-delà du chiffre (nombre de rendez-vous, nombre de démos planifiées, etc.), quels indicateurs utilisez-vous pour mesurer leur performance ?
Norbert : Ben... comme partout... le nombre d'appels et la DMT...
Votre serviteur : Et parmi ceux ou celles qui réussissent le mieux en termes de performance, se peut-il qu'ils soient par ailleurs en échec sur leur objectif de nombre d'appels par jour ?
Norbert : Euh, oui, en effet. Il y en a une qui fait régulièrement ses objectifs de chiffre alors qu'elle passe 5 fois moins d'appels que les autres.
Votre serviteur : Et vous avez observé ce qu'elle faisait de différent ?
Norbert : Non. De toutes les façons, elle ne représente certainement pas un exemple à suivre pour les autres. Avec son comportement de diva, son petit sourire narquois en réunion commerciale quand je suggère de faire plus d'appels... Et puis, je ne sais pas pourquoi vous me parlez de Nora...
Votre serviteur : Nora ?
Norbert : Oui, Nora... c'est son nom... Ce n'est pas elle qu'il faut former, c'est les autres...
Votre serviteur : Avant de nous intéresser aux autres, ceux qui font leur quota d'appels quotidiens, sans faire leur chiffre pour autant, j'aurai juste une autre question. Par pure curiosité, combien de chiffre fait-elle, Nora ?
Norbert : Autour de 500K€ par an.
Votre serviteur : 500K€ de performance contre un objectif de 300K€
Votre serviteur : Permettez-moi de résumer... D'un côté vous avez 16 SDRs qui atteignent leurs objectifs de nombre d'appels, mais ne font pas leur chiffre. En moyenne, ils sont autour de 50% de leur quota. De l'autre, vous avez une Nora qui réalise 160% de son objectif de chiffre d'affaires en faisant beaucoup moins d'appels que les autres. C'est bien cela ?
Norbert : Oui, c'est bien ça.
Votre serviteur : Et sur la base de ce diagnostic, vous voulez faire former vos commerciaux en situation d'échec par un agent extérieur (moi, peut-être) là où il vous suffirait de comprendre comment Nora conduit ses conversations, d'en déduire les règles comportementales à la source de son succès, puis de les transmettre à vos autres SDRs ?
-- (fin de la séquence) --
Vous me voyez venir. Dans cet échange fictif mais ô combien plausible, Norbert a la chance de compter dans son équipe une Nora qui a "craqué le code" de la performance. Pourtant, il répugne à passer du temps avec elle pour comprendre les clés de la réussite. Pourquoi ? Tout simplement, parce qu'elle n'est pas dans le moule. Son côté rebelle déplaît, son mépris des objectifs stakhanovistes de nombre d'appels par jour irrite. Elle a brisé l'équation sacro-sainte du manager : "si tu veux vendre plus, appelle plus". Nora fait tout à l'envers : pour vendre plus, elle appelle moins. Parce qu'elle sait que ce qui compte, ce n'est pas tant le nombre d'appels passés que la qualité de la conversation tenue. A la tyrannie des chiffres, Nora oppose cette qualité remarquable qu'on appelle l'intelligence conversationnelle.
Dans un prochain article à venir, je m'efforcerai de montrer combien la tyrannie du nombre d'appels et de la DMT peut conduire à des résultats économiques aberrants, c'est-à-dire où l'insistance à atteindre les objectifs de nombre d'appels conduit à perdre de l'argent (et beaucoup) par rapport à une organisation équivalente rejetant ces indicateurs au profit d'une culture de coaching visant à propager le savoir-faire des tenants de l'intelligence conversationnelle.
Dans un article ultérieur, je veillerai à esquisser les linéaments de ce terme encore vague d'intelligence conversationnelle.
A bientôt donc !
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