Romain travaille chez un de mes clients. C'est un expert en stratégie et en développement d'entreprise. Il dispose d'un sens aiguisé de la négociation, fondé sur une belle intelligence et la connaissance intime de tout ce qui peut faire dérailler une négociation : la colère, le ressentiment, l'impression d'être la dupe ou le dindon de la farce, voire la haine de l'autre. En bref, tout ce qui renvoie au domaine des émotions.
Et récemment, alors que nous échangions sur nos lectures respectives, il me parla du livre "Never Split The Difference" de Chris Voss.
Je dévorai le livre. Car je retrouvai, sous la plume de cet ancien agent négociateur du FBI spécialisé sur les cas les plus extrêmes de prises d'otages, d'attaques à main armée, ou d'actes terroristes, des tactiques documentées que j'avais moi-même utilisées sans avoir su les conceptualiser et encore moins les nommer.
Comme Chris Voss, j'ai eu tôt fait de me rendre compte que les approches de négociation enseignées dans les écoles de commerce et fondées sur la recherche du compromis étaient généralement paresseuses sur le plan conceptuel et surtout - et c'est là sans doute le point le plus grave - inopérantes dans la vie réelle, car sources de frustrations de part et d'autre.
J'ai eu aussi ma période "théorie des jeux", pendant laquelle j'écumai les ouvrages de Barry Nalebuff, Adam Brandenburger, Howard Raiffa, Anatol Rapoport, Robert Axelrod, ou, en France, de Jean-Pierre Ponssard. Mais là encore, passé le moment d'exaltation procuré par les belles formules mathématiques, je tirai la conclusion qu'il était bien difficile de mettre en application les principes évoqués.
L'angle choisi par Chris Voss est juste à l'opposé de celui des professeurs émérites cités plus haut. Il revient à analyser après coup ce qui a pu faire le succès ou l'échec d'une négociation, à en tirer des conclusions, à les tester sur des cas ultérieurs, avant d'en faire des "bonnes pratiques" ou, au contraire, des "pratiques à éviter". Nous sommes dans l'empirisme le plus pur.
J'ai le plaisir de partager avec vous mes notes de lecture :
1. L'AUTRE AVANT VOUS - Quel que soit le résultat que vous souhaitez atteindre, souvenez-vous qu'une négociation se résume à un parcours d'exploration à la découverte de l'autre. Votre objectif consiste à faire émerger autant d'informations que possible sans avoir l'air d'y toucher.
2. CREEZ D'ABORD LE CLIMAT DE CONFIANCE - Pour cela, votre tout premier enjeu consiste à identifier ce qu'est l'objectif de votre interlocuteur, à faire en sorte qu'il se sente à l'aise pour vous parler de ce qui l'anime, de ce qui l'obsède. Faites de l'autre l'unique objet de votre attention. N'essayez pas d'argumenter, de faire valoir votre bon droit ou votre position. Bien au contraire, oubliez-vous pour vous intéresser exclusivement à l'autre. Mettez-vous en position d'écoute, car c'est le seul moyen de créer le minimum vital de confiance et d'aise pour entamer une conversation digne de ce nom. Lorsque vous parlez, ralentissez le rythme de votre élocution. Mettez de la légèreté dans le propos pour créer le climat de collaboration propice à une résolution de problème raisonnée.
3. JOUEZ DE L'EFFET MIROIR - Répétez les trois derniers mots (ou le mot le plus important) de la dernière phrase de votre interlocuteur. Oui, je sais, cela a l'air bête. J'ai essayé pourtant. Et je me suis senti crétin en le faisant. Mais j'ai aussi observé combien le fait de répéter les paroles de l'autre avait un effet émollient. Et puis, oui, nous autres, animaux humains, nous sommes rassurés à entendre ce qui nous paraît familier et nous nous angoissons face à l'inconnu. Alors en projetant comme un miroir les propos de votre interlocuteur, vous l'encouragez à raffermir son lien avec vous, à continuer à parler et, au bout du compte, à révéler sa stratégie ou ses enjeux.
4. SORTEZ VOTRE PLUS BELLE VOIX DE CROONER - Même avec les gaillards de la plus rude espèce, n'hésitez pas à prendre votre voix la plus douce - ce que Chris Voss appelle la voix de DJ du bout de la nuit sur la bande FM - confondez-vous en excuses, puis répétez le ou les mots de leur dernière phrase. Faites une longue pause à ce moment pour que l'effet miroir se prolonge. Et si rien ne se passe, répétez encore les mots de l'autre. Derrière cette tactique se manifeste votre désir de comprendre l'autre sans pour autant faire se lever ses barrières de défense.
5. DEVELOPPEZ L'EMPATHIE POUR FAIRE ACCOUCHER LES ENJEUX - C'est là la base de ce que Voss appelle "l'empathie tactique", le comportement visant à encourager l'autre à partager ses enjeux, ses contraintes, ses désirs et frustrations. Faire preuve d'empathie ne signifie en rien partager leur point de vue. C'est tout simplement reconnaître leur situation. Et lorsque l'autre se rend compte que vous l'écoutez de façon sincère, il sera plus enclin à vous dire quelque chose d'utile à la résolution du conflit.
6. ETIQUETEZ LES FACTEURS D'INHIBITION, LES OBSTACLES - Portez votre attention à écarter les barrières à la conclusion de l'accord. Ne pas reconnaître ces barrières leur donne du pouvoir, les conforte dans leur position. C'est pourquoi, il est clé de les identifier le plus clairement possible. Et une fois que vous les avez repérées, énoncez les peurs qui vont avec, ce que Voss appelle l'étiquetage, le "labeling". Cela permet de désamorcer les émotions négatives qui risquent de se mettre en travers de vos efforts de négociation. Utilisez des phrases comme : "A vous écouter, on dirait que vous souffrez du peu de considération que vous offre votre associé" ou "Il semble que vous preniez des risques inconsidérés dans cette affaire." Evitez l'emploi du pronom personnel "je" ou "nous". Ces pronoms éveilleront la suspicion. Restez sur le registre de la neutralité.
7. COLLECTEZ, VOIRE PROVOQUEZ, LES "NON" - Contrairement à l'opinion générale, n'essayez pas de faire dire "oui". C'est souvent trop tôt et tout "oui" risque alors d'être contrefait ou factice. Allez plutôt chercher tous les "non". Et n'oubliez pas que la négociation démarre vraiment au moment où vous entendrez le premier "non" dans la bouche de votre interlocuteur. S'il le faut, provoquez le "non". Une phrase comme : "Avez-vous abandonné l'idée d'avancer dans la résolution de ce problème ?" aura toutes les chances de déclencher un "Non !", assorti d'une explication reflétant l'existence de barrières encore non révélées.
8. MONTREZ LEUR TOUT CE QU'ILS PEUVENT PERDRE EN L'ABSENCE D'ACCORD - Distordez la réalité de votre interlocuteur. Des experts en psychologie sociale comme Kahneman et Tversky ont découvert que les gens sont plus enclins à agir pour éviter un résultat négatif, plutôt qu'à obtenir un résultat positif. Autrement dit, l'aversion à la perte est plus forte que l'appât du gain. Mettez la focale sur ce que votre interlocuteur risque de perdre dans l'hypothèse d'un non accord.
9. AMENEZ VOTRE INTERLOCUTEUR DANS VOTRE CAMP - Amenez votre interlocuteur à vous dire les mots magiques : "C'est exact !". Il s'agit d'un moment pivot dans la négociation. A partir de maintenant, ils reconnaissent que vous comprenez leur situation et leur position.
10. EVITEZ DE VOUS FAIRE PIEGER EN DONNANT ***UN*** CHIFFRE - Quand il s'agit de parler chiffres, évoquez des fourchettes.
11. ENFIN, USEZ SANS MODERATION DE VOTRE ARME FATALE : LES QUESTIONS GRADUEES - Utilisez des questions graduées en intensité, ce que Voss appelle des "calibrated questions". Pour ce faire, l'auteur invite à se concentrer sur des questions de type "quoi" et "comment" (accessoirement "pourquoi") qui nécessitent un effort de réflexion de la part de votre interlocuteur. Surtout si la question renvoie au monde de ce dernier. Par exemple, à supposer que votre interlocuteur- un acheteur des plus tenaces - vous réclame un rabais exorbitant - disons 80% - demandez-lui par exemple : "Comment me voyez-vous obtenir pareilles conditions ?" Cette question est d'une puissance folle. Non seulement elle véhicule un "non" certes implicite mais ferme à la demande formulée, mais en plus elle renvoie à votre interlocuteur le caractère outrancier de sa demande sans que vous ayez à faire preuve de la moindre forme d'agressivité. Du grand art. Autre exemple. Dans l'hypothèse où vous seriez en train de négocier avec un passe-plats, posez-lui la question suivante : "Que dira votre directeur financier lorsque vous lui ferez part de nos échanges ?". La aussi, cela vous permet de mettre dans la boucle un interlocuteur dont vous souhaitez connaître - directement ou non - la perspective. A contrario, des questions de type "qui", "quand", "où" et "combien", ont tendance à couper la communication et à stimuler la propension à biaiser, voire à raconter n'importe quelle faribole ou coquecigrue pour détourner l'attention et/ou éluder le problème.
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Un grand merci, Romain, pour le partage.
PS - J'ai rajouté cet ouvrage dans la liste des meilleurs livres sur la vente, que je mets à jour aussi régulièrement que possible, ici.
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