Très récemment, j’ai passé une demie journée de travail avec mon ami Bruno Rollet. Bruno est architecte. Lors d’un dîner, quelques semaines auparavant, il m’avait sollicité pour que je l’aide sur l’aspect commercial.
Il n’est pas de domaine plus lointain de mon domaine d’intervention habituel que l’architecture. C’est pourquoi je demandai à Bruno qu’il m’affranchisse sur les tenants et aboutissants de son métier avec une attention toute particulière sur le volet commercial. Les questions que je me posais étaient multiples. A qui vend-on un projet d’architecture ? Les donneurs d’ordre doivent-ils systématiquement recourir à la procédure des appels d’offres ? Comment les différentes composantes d’un projet – technique, économique et politique – sont-elles prises en compte lors de l’évaluation des différents projets ?
Pour faire cette plongée dans le monde de l’architecture, Bruno m’avait invité à le rejoindre dans son cabinet/atelier, un bel espace près de la place de la République, à Paris, avec une hauteur de plafond inhabituelle que la lumière rayonnante d’une belle matinée printanière venait inonder avec douceur.
Au fil de notre échange, je me rendais compte que la vente de projets architecturaux n’était pas fondamentalement différente de la commercialisation de biens de technologie. Beaucoup se jouait bien avant la publication de l’appel d’offre. Voire, l’appel d’offres n’était, dans nombre de cas, que l’acte de post-rationalisationd’un coup de cœur survenu bien avant, lors de conversations d’individu à individu entre l’architecte et le commanditaire. Le projet naissait de la création à deux d’une modalité d’occupation de l’espace reflétant une vision du monde ancrée autour de valeurs similaires. Que le processus de création de vision à deux déraille et l’architecte serait invité à participer, mais simplement en qualité de faire-valoir. Qu’il débouche sur une vision partagée, et là, au contraire, l’architecte serait invité à participer, mais pour gagner cette fois.
Je manifestai un intérêt tout particulier pour ces conversations. « De quoi parlez-vous ? », demandai-je. Et Bruno de m’expliquer que c’était durant ces échanges que le commanditaire s’ouvrait (ou non) sur sa représentation des enjeux liés au projet. Quelle serait la vocation du bâtiment ? Par rapport à quelle vision sur l’évolution du quartier ? Qui y habiterait ? Comment y vivrait-on ? Comment le futur habitant du lieu interagirait avec ses voisins, avec les personnes venant lui rendre visite, avec les lieux de vie commune autour de son domicile ? Quelles étaient les contraintes (topographiques, climatiques, sociales) associées au lieu ? Fallait-il réparer des erreurs commises par le passé ? Etc.
Je posai aussi à Bruno la question de savoir à quels signes il pouvait reconnaître cette affectio societatispsychologique qui ferait de lui le candidat retenu, après dépouillement des projets des soumissionnaires. En guise de réponse, il retourna son ordinateur vers moi et me dit : « Regarde ça ». Il s’agissait de l’enregistrement vidéo d’une émission diffusée sur France 2 où un de ses projets tenait la vedette : une maison expérimentale construite à Bezannes, dans la banlieue de Reims. La maison était destinée à un couple de personnes âgées, se déplaçant avec difficulté, nécessitant une assistance médicalisée susceptible d’être mobilisée à tout instant.
En regardant la vidéo, il y eut ce passage où tout s’éclaira subitement. On y voit Bruno parcourir à pas mesurés le chemin de ronde qui fait le tour de la maison. Il explique le pourquoi de ce chemin de dallage. « C’est pour les trop mauvais temps : quand il pleut, notre habitant peut toujours faire une balade à l’extérieur, à savoir le tour de sa maison, protégé des gouttes par l’auvent qui fait le pourtour de la bâtisse. Et quand il fait chaud aussi, » rajoute-t-il,« car, alors, l’auvent apporte l’ombre réparatrice. »
Une fois arrivé au terme du visionnage, je demande à Bruno s’il avait remarqué, qu’au fil de ses commentaires, alors qu’il marchait sur le chemin de ronde dallé, son pas se ralentissait progressivement, au point de s’apparenter, sur la fin, à celui d’un grabataire. Non. Il n’avait pas remarqué. Il en souriait, maintenant.
Son ancrage sur la vie des personnes promises à habiter ses réalisations était si fort, si authentique, qu’il devenait l’une d’elles. Je demandai alors à quel moment il avait, pour la première fois, échangé sur ces thèmes avec le commanditaire. « Lors des conversations préliminaires sur le projet », me répondit-il. « Quand lui et moi parvenons à décrire les scénarios de vie associés à la façon dont l’espace à bâtir sera utilisé, quand nos visions se confondent au point que les mots de l’un se retrouvent dans la bouche de l’autre, alors, là oui, je sais que j’ai toutes les chances de remporter la consultation. C’est un peu comme si le plaisir de cet échange était le présage heureux de la construction appelée à sortir de terre. »
Bruno me montra d’autres réalisations. Et à chaque fois, je devais retrouver cette attention extrême portée à l’habitant. « Ici, c’est pour des familles monoparentales » me confia-t-il. « Juste deux chambres et un espace de vie commune avec l’enfant. Au début, après le drame de la rupture, il n’y a pas de place pour les fioritures. Le nouveau couple formé par exemple de la mère et de son enfant cherche d’abord un toit où panser leurs blessures.Là, en revanche, c’est pour des un couple d’adultes dont les enfants ont quitté le domicile parental. Un espace modulaire permet de transformer l’appartement d’un 2 pièces à un 3 pièces, histoire de pouvoir accueillir l’enfant prodigue, le temps de son passage pour embrasser ses parents».
Au cœur de chaque réalisation, il y a une justification présentée sous la forme de scénarios d’habitation, voire mieux, des éclats de vie. Progressivement, je tombe sous l’évidence : l’architecture de Bruno est une ode à l’humanisme. Je me rends aussi compte combien, depuis la reconstruction de notre pays meurtri par les effets de la guerre et les Trente Glorieuses qui y ont succédé, nous sommes passés de la logique impérieuse du nombre (« il faut construire 100.000 logements nouveaux par an ») à une attention délicate à l’individu (« c’est une maison pour une femme âgée qui vient de perdre son compagnon et ne veut pas se voir contrainte de finir ses jours en maison de retraite »). De la quantité à la qualité. Du toujours plus, au souci du mieux vivre.
Et tout en écoutant Bruno, je me disais aussi que la révolution vécue par le monde de l’architecture présentait des points de similitude troublants avec celle qui secoue aujourd’hui celui de la vente inter-entreprises où le diktat du couple infernal « prezdemo » pour vanter les mérites de l’offre cède doucement le pas au profit de conversations humaines centrées sur la recherche de sens et d’une vision commune. Dans les deux cas, nous assistons à une attention toute neuve portée à imaginer notre façon d’occuper l’espace, qu’il s’agisse d’un espace de vie dans l’architecture ou d’un espace conceptuel fait d’usages nouveaux, dans les domaines qui me sont chers du marketing et de la vente.
Merci Bruno !
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