A chaque fois que je visualise cette scène tirée du film August, mon estomac se noue.
Nous sommes au mois d'août 2001 (d'où le nom du film). Thomas Sterling, alias Josh Hartnett, cherche avec son frère Joshua à maintenir à flot leur startup très nouvelle économie - Landshark - un an après que les valeurs dites dotcom se sont effondrées en bourse.
Thomas Sterling se fait démonter par un David Bowie hautain et cynique à souhait.
La séquence se déroule en cinq mouvements :
Dans un premier temps, nous voyons un Josh Hartnett sûr de lui. La première image en dit long. Vous le voyez confortablement assis dans un fauteuil alors que ses deux collaborateurs, la directrice des opérations et le directeur financier, se tiennent debout à ses côtés. Après la séance protocolaire des présentations, Josh prend la parole et évoque le caractère mémorable de la rencontre. Emporté dans un élan lyrique et certain que la séance se résumera à une simple formalité de signature de contrats, il va jusqu'à parler de "bonheur partagé".
Une fois son monologue terminé, l'adjoint de David Bowie lance un pavé dans la mare en stipulant que les conditions de marché ont changé au point de rendre l'accord prévu caduc. Il va un cran plus loin en stipulant qu'au-delà du montant de la transaction (il laisse entendre qu'il devra être revu à la baisse en raison du peu d'activité sur le titre), le point clé désormais renvoie à la prise complète de contrôle de la startup par l'acquéreur. C'est là que Josh Hartnett effectue sa première erreur grossière. Au lieu de s'enquérir de ce que l'autre partie a précisément en tête, il repart sur un monologue. Mais cette fois, en lieu et place du propos mielleux et lénifiant du départ, il s'engage dans une diatribe féroce sur l'air de " mais qu'est-ce que vous comprenez à internet ? ". Pire, il va jusqu'à émailler son propos de quelques expressions on ne peut plus vulgaires et méprisantes. Le baroud d'honneur de Hartnett vient conclure le deuxième mouvement de la négociation.
C'est à ce moment précis que David Bowie, jusque là sur le retrait, fait une apparition des plus fracassante. D'abord, en négociateur avisé, il s'attache à la forme. Il remet sèchement Josh Hartnett à sa place en lui faisant savoir qu'il déteste sa façon de se conduire. Une fois effectuée la mise au point sur la forme, David Bowie avance un coup audacieux, laissant entendre qu'il n'a pas besoin de beaucoup d'effort pour faire valoir auprès de ses amis que Landshark ne vaut pas tripette. Josh accuse le coup : " Est-ce parce que vous n'aimez pas mon style que vous allez mettre tout cet investissement au rebut ? Pourquoi ? " La réponse de David Bowie est cinglante : " Parce que tel est mon bon plaisir ", affirme-t-il. Témoignage de sa déconfiture, Josh va alors poser la question de savoir ce qu'il fait là et surtout pourquoi il est là.
Nous entrons alors dans le quatrième moment de la négociation. A tour de rôle, comme dans un jeu savamment répété, l'adjoint et David Bowie vont prendre la parole et énoncer les termes généraux d'une offre dont les trois principes directeurs sont :
- Nous prenons le contrôle de Landshark ;
- Vous - Josh - disparaissez du paysage ;
- Pour faciliter cette disparition, nous vous payons le prix que nous avons décidé.
Après l'énoncé de ces principes, l'adjoint appelle l'assistante pour qu'elle raccompagne l'équipe Landshark. Il s'agit là d'une façon aussi subtile qu'humiliante pour signifier que l'entretien est terminé et qu'il n'y a pas place à la négociation.
Devant les récriminations de Josh Hartnett, de plus en plus désemparé, David Bowie précise les conditions de l'offre :
- Joshua, le frère de Josh, la COO et le CFO restent dans la société ;
- Josh quitte le conseil d'administration et abdique tout droit, titre ou privilège lié à sa condition de fondateur de la société ;
- le conseil d'administration passe sous le contrôle de David Bowie et de ses affidés ;
- les actions de Josh sont rachetées au prix de "15 cents pour un dollar", soit une réduction de 85% par rapport à la valeur marché, représentant l'étalon sur lequel Josh Hartnett entendait conclure sa vente.
Après avoir énoncé cette dernière condition, où l'outrance le dispute à l'outrage, la caméra s'attarde sur l'esquisse d'un sourire carnassier à la commissure des lèvres de David Bowie.
A ce stade, les conditions sont posées. La défaite se lit sur le visage de Josh Hartnett. L'adjoint n'a plus alors qu'à porter l'estocade finale en rappelant à Josh que l'offre est à prendre ou à laisser, mais que la décision doit être prise incontinent. Un pénible silence s'installe pour laisser à Josh le temps de ravaler son amertume. Ce dernier va alors énoncer sa dernière demande : que son frère Joshua soit bien traité dans le cadre du rachat. Il obtiendra gain de cause.
Il ne reste plus alors qu'à sceller l'accord. Par une poignée de main, par exemple... Mais même là, vous découvrirez que ce geste d'apparence anodine peut donner lieu à une scène d'une rare cruauté. Et vous comprendrez aussi pourquoi je souffre tant à chaque fois que je regarde cette scène.
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