Traditionnellement, quand je pose la question à des directeurs commerciaux de savoir de combien de pipeline ils ont besoin pour faire leur objectif, ils me répondent comme un seul homme, 3 fois l'objectif.
Quand, poussant le raisonnement un peu plus loin, je leur demande comment ils sont arrivés à ce chiffre, ils me disent invariablement que, grosso modo, leurs commerciaux signent 1 affaire sur trois. Par suite, il faut que le volume d'affaires en cours soit égal à 3 fois l'objectif pour compenser le taux de perte.
Imparable, n'est-ce pas ?
C'est aussi ce que je croyais quand, alors que je débutais dans la profession de vendeur, je m'étais efforcé de constituer un "pipeline" - à l'époque, on parlait de carnet d'affaires en cours - représentant 3 fois mon objectif. J'y étais parvenu, non sans mal. Mais quelle ne fut pas ma déception, quand à la fin de l'année, au moment des bilans, je devais constater amèrement que j'étais loin de l'objectif.
Pourquoi ? Que c'était-il passé ?
Après analyse, je me rendis compte que, dans mon obsession de créer du volume au niveau de mon portefeuille d'affaires en cours, j'avais négligé deux variables pourtant essentielles dans le domaine de la gestion de pipeline :
- la vitesse d'écoulement des affaires en cours dans le fameux entonnoir de conversion,
- ma propre bande passante, à savoir ma capacité intrinsèque à suivre un nombre donné d'affaires à un instant précis.
A force de générer de nouvelles opportunités de vente, j'avais "explosé" ma bande passante. En clair, je m'étais retrouvé dans une situation d'impossibilité matérielle à suivre les affaires en cours que j'avais créées ou identifiées. Résultat : mon "pipeline" s'enlisait. Avec le rallongement des cycles de vente, mes taux de conversion diminuaient, selon une de ces lois paradoxales - mais ô combien vraie - selon laquelle, dans la vente, on met deux fois plus de temps à perdre une affaire qu'à la gagner. Tout ce que je gagnais en volume, je le perdais en vitesse d'exécution et en taux de conversion. Dans mon échec, je venais de découvrir que la gestion d'un carnet en cours ne se limitait pas à une considération de volume - le fameux 3x - mais qu'elle incluait une attention fine à deux autres variables : la durée des cycles de vente et le taux de conversion.
Fort de cet enseignement, l'année suivante, je changeai mon fusil d'épaule. J'allai voir mon manager et lui expliquai ma démarche. Finie la règle des 3x ! Désormais, je m'efforcerais de réduire au maximum la taille de mon pipeline (si ! si !) pour n'y mettre que des affaires en cours où mes chances de réussite seraient respectables. Avec l'aval de mon chef, je mis mon plan à exécution. Comme il fallait s'y attendre, mon carnet d'affaires en cours fondit comme neige au soleil. Mais du coup, je gagnais en bande passante pour traiter correctement les opportunités de vente en portefeuille. Et comme une bonne nouvelle ne vient jamais seule, je pus de façon concomitante faire évoluer vers le haut mon taux de conversion. En parallèle, mon temps de cycle évoluait à la baisse. Cette année-là, je dépassai haut la main mes objectifs. Et pourtant, en moyenne sur l'année, mon pipeline avait tourné entre 1,2x et 1,5x de mon objectif.
Que c'était-il passé cette fois ?
Je venais de comprendre, qu'en réalité, dans le domaine de l'efficacité commerciale, la contrainte principale n'était pas la taille de mon pipeline, mais bien ma propre capacité à gérer ce pipeline. En un mot, la contrainte, le goulet d'étranglement, c'était moi.
Et sans avoir encore lu "Le But", le livre remarquable d'Eliyahu Goldratt, j'avais décidé de travailler sur moi. Je venais de réaliser ce que 99% des commerciaux considèrent comme aberrant, à savoir, j'avais sollicité auprès de ma hiérarchie une réduction de territoire, afin de minimiser le risque de distraction pouvant être occasionné par un trop grand nombre d'opportunités de vente. Ce préalable étant réalisé, je m'étais efforcé d'améliorer le suivi des opportunités retenues comme dignes de figurer dans mon portefeuille d'affaires en cours. Comme j'étais plus détendu, j'avais plus d'impact en clientèle. La qualité de mes conversations de vente s'améliorait et avec elle mon taux de conversion. En outre, avec ma plus grande disponibilité, je "perdais du temps" à travailler avec le client sur des constructions d'arbres de valeur. Ce faisant, je ne devais pas tarder à me rendre compte qu'une fois la valeur validée côté client, ce dernier entendait raccourcir au maximum le temps de la prise de décision pour pouvoir jouir de cette valeur le plus tôt possible. Mon cycle de vente moyen diminuait en conséquence.
Dave Kellogg, avec qui j'ai eu l'occasion de travailler par le passé, vient de publier récemment une série de papiers de grand intérêt sur la gestion du pipeline. En suivant un raisonnement différent, il met en garde managers et investisseurs sur l'illusion du facteur 3X et suggère dans un autre billet de suivre et surveiller un indicateur tout bête : le nombre d'affaires en cours par commercial. Trop faible, il traduit un problème. Trop élevé, il peut signifier une surcharge de travail synonyme de stress et, in fine, de sous-performance.
Lorsque je travaille avec des dirigeants de société pour les aider à calibrer les objectifs et leur distribution, je les invite à calculer le pipeline idéal pour chacun de leurs commerciaux puis, une fois le calcul réalisé, à diviser le montant trouvé par la valeur moyenne d'une affaire signée. Et si le résultat de cette opération donne un nombre supérieur à 18 opportunités par commercial à traiter à tout instant, je pose alors la question de savoir s'ils estiment raisonnable de penser qu'un vendeur puisse suivre pareil nombre d'affaires en parallèle, avec le niveau de rigueur et de qualité attendu.
Pour beaucoup, cela représente un moment d'étonnement et de réflexion sur les limites du modèle productiviste, malheureusement encore dominant dans la plupart des entreprises. Et pour ceux et celles qui n'y voient rien à redire, pour les géniteurs de la tribu des Eric Dampierre, j'exerce mon devoir de conseil pour les mettre en garde contre les risques psycho-sociaux qu'ils s'apprêtent à faire subir à leurs équipes et l'incidence que l'augmentation du stress pourrait avoir sur le turnover des effectifs, sans même parler de la performance tout court.
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