Récemment, Arnaud, un professionnel de la vente travaillant au sein d’une entreprise de technologie interconnectant le catalogue des producteurs avec celui des distributeurs, sollicite mon avis sur LinkedIn. Il souhaite savoir ce que je pense de la vidéo de Simon Sinek où ce dernier évoque la façon dont les Navy Seals constituent leurs équipes d’intervention en privilégiant la notion de confiance sur celle de performance.
Entendons-nous bien. J’adore Simon Sinek. J’aime son bagout, sa verve. Je suis admiratif devant sa capacité à aller droit au but. Je suis même sensible à sa pointe d’accent posh du sud est de l’Angleterre. Et comme nombre d’entre vous, je suis un fervent adepte de l’idée selon laquelle, en matière de positionnement – mais aussi d’interaction – il est indispensable de démarrer par la finalité (Start With Why), avant de s’intéresser aux modalités (le comment), puis à la chose en soi (le quoi). Mais là, je dois bien avouer que je reste un rien perplexe devant le propos de Sinek. Ma raison et mon expérience me disent qu’il y a quelque chose qui cloche, ou que la démonstration est incomplète. Car j’ai eu la chance, durant mon expérience commerciale, de connaître ces as de la vente, ces divas de la performance intrinsèque, capables de faire fois 10 par rapport à des quotas que seuls 30% de la population des commerciaux atteignait. Et oui, je les reconnais aussi dans la stigmatisation qu’en fait Sinek quand ils les traite de assholes, de trous du cul. Car Dieu sait combien ils peuvent se montrer arrogants, jouer les divas, toiser le reste de l’équipe avec ce petit air de supériorité et de commisération qui donne envie de les baffer. Mais je peux aussi vous dire pour en avoir managé un ou deux que c’est un plaisir d’avoir dans son équipe quelqu’un capable de réaliser à lui tout seule la performance du groupe. C’est un risque majeur, bien sûr, tant ils sont versatiles et difficiles à gérer au quotidien. Mais quel bonheur quand, après avoir trouvé la manière de mettre votre star en situation de s’épanouir au sein de votre équipe, vous pouvez compter sur sa performance pure pour réaliser d’authentiques exploits.
Du coup, je me demande si – contrairement à ce qu’avance Simon Sinek avec tant d’autorité dans le propos – la question n’est pas de savoir s’il faut privilégier ou non la présence de top performers au sein de votre équipe de vente, mais plutôt de savoir comment les manager.
L’Iliade nous donne une clef merveilleuse pour réponse à cette question. Pensez à Achille. Son statut de demi dieu, son talent à guerroyer font de lui le meilleur élément de l’armée des Grecs lors du siège de Troie. Et c’est aussi un asshole, un trou du cul. Il suffit qu’Agamemnon, le chef des Grecs, lui pique sa captive Briséis, pour qu’il se mette dans une colère noire et décide de ne plus porter les armes. Il fait grève. Sans autre forme de procès.
Oui mais voilà. Quand Achille est absent du champ de bataille, les Grecs n’arrivent plus à contenir l’armée des Troyens placés sous le commandement du vertueux Hector. Les Grecs sont acculés sur la grève. Au point où Agamemnon envisage sérieusement de se replier, laissant ainsi la victoire aux Troyens.
C’est à ce moment que certains chefs de guerre de l’armée grecque réagissent. Diomède, fidèle parmi les fidèles est furieux. Il va voir Agamemnon et l’enjoint de continuer à livrer bataille, allant même jusqu’à le taxer de lâcheté. Diomède est rejoint par Nestor, le sage, qui rappelle à Agamemnon ses responsabilités dans le respect du serment de Tyndare et donc son obligation morale à continuer la guerre jusqu’à la récupération d’Hélène. Pire, il met en cause sa stupide arrogance vis-à-vis d’Achille et le poids des conséquences de cet acte inconsidéré d’appropriation.
Car la voilà la clef : Achille, le guerrier capable à la seule force de son bras de changer l’issue d’une bataille, est indispensable à la réussite des Grecs. Sans lui, c’est la défaite garantie. Mais pour qu’Achille mette son talent d’exception au service des siens, il faut que le chef Agamemnon cesse de faire valoir son égo démesuré. Il doit donner du lest à Achille.
Dans la vente, j’ai observé exactement la même chose. Je me souviens d’un certain P. qui réalisait à lui seul, trimestre après trimestre, près de 50% du chiffre d’une équipe de près de 20 commerciaux. P. ne respectait pas bien la règle commune ; il s’estimait au-dessus de ça. C’était le genre de garçon qui pouvait arriver à la fin de la réunion collective hebdomadaire en balançant un bon de commande sur la table et en s’écriant avec un sourire en coin : « Pendant que vous blablatiez pour ne rien dire, moi je suis allé chercher l’argent là où il est, chez les clients ». Si c’est pas un comportement d’asshole, ça, je veux bien prendre soutane sur l’instant. Je me souviens avoir demandé à P. de respecter un minimum de règles en lui montrant combien cet effort léger lui éviterait de devenir haïssable aux yeux de ses confrères et consoeurs. Pour le reste, je lui foutais une paix royale et une autonomie presque absolue dans la conduite des affaires. Fort de ce traitement de faveur, P. était en condition de donner le meilleur de lui-même : il explosait ses objectifs et contribuait, ce faisant, à notre réussite collective. Nous avions trouvé l’accord parfait.
En résumé, s’aliéner la présence d’un individu au talent exceptionnel au sein d’une équipe de vente relève de l’absurde. Car ces individus ont aussi la propriété de tirer la performance de l’ensemble de l’équipe vers le haut. Pour revenir à l’Iliade, il a du reste suffi qu’Achille reprenne les armes pour venger la mort de son ami Patrocle, pour que l’ensemble des guerriers grecs se voient pousser des ailes et repoussent en une seule bataille les Troyens à l’intérieur de leurs murailles. Mais avoir dans son équipe pareille figure nécessite de la part du manager une position d’humilité, rare à trouver.
L’Iliade nous le montre. Sans la valeur d’Achille, sans le courage de Diomède qui se rebelle contre l’autorité d’Agamemnon, sans la sagesse de Nestor qui suggère d’envoyer une ambassade pour apaiser la colère d’Achille et plus tard, sans la métis, l’intelligence rusée d’Ulysse, l’armée des Grecs placée sous l’autorité de ce chef prétentieux qu’était Agamemnon eût perdu la guerre à Troie.
Pour revenir à la vente, les plus belles équipes que j’ai vues comportaient toujours en leur sein des désobéissants de génie, des loups solitaires inspirés et des matois de première. Ce qui faisait la différence, c’était toujours le manager, dans sa capacité à favoriser la diversité des tempéraments et des expériences dans le recrutement, puis à s’adosser à un processus de vente commun, cette lingua franca de l’exécution, pour laisser s’exprimer la performance de chacun tout en l’encadrant.
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PS : Dans le même ordre d’idée, je vous invite à voir (ou revoir) le film de Bertrand Tavernier intitulé Capitaine Conan. C’est à peu près la même histoire que vous y verrez, ou comment, dans le contexte de la guerre de 14 cette fois, un guerrier exceptionnel réussit, à la tête d’une poignée d’hommes, à renverser le cours de la guerre sur le théâtre d’opérations des Balkans. Heureusement pour lui, sa hiérarchie militaire lui autorise une liberté de manoeuvre et de décision presque absolue. Sauf, lorsqu'il s'agit de récompenser les mérites. Les hauts dignitaires de notre armée sauront à ce moment jeter aux oubliettes le capitaine Conan et ses hommes, au point de s'approprier sans vergogne les lauriers de la victoire...
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