Léa en était à son 7ème mois de grossesse quand l’envie – ou plutôt l’arrivée prochaine de bébé – lui dicta la nécessité d’aller s’acheter une voiture.
Le sujet ne l’intéressait pas plus que ça. Alors, sur recommandation de ses proches, elle alla voir un premier concessionnaire, que, pour les besoins de la cause nous appellerons Paul.
Dès que Léa franchit les portes de la concession de Paul, il ne fallut pas longtemps à ce vieux routier de la vente de voitures pour savoir quoi lui proposer. Compétent en diable, Paul savait qu’il y avait quatre fonctionnalités clés à proposer à une femme enceinte :
- Le capteur d’ouverture du coffre avec le pied,
- Le système Isofix pour sécuriser la fixation du siège bébé à l’arrière,
- Un miroir pour voir son enfant installé dos à la route et, cela va de soi…
- Un coffre suffisamment spacieux pour contenir aisément la poussette de bébé.
A peine Léa lui eût-elle confirmé son besoin d’un nouveau véhicule équipé pour accueillir bébé que Paul la conduisit vers un modèle bien précis. Il ouvrit le hayon arrière en baladant son pied sous la plaque d’immatriculation arrière du véhicule et fit l’article des 510 litres de contenance, montra les dispositifs de fixation Isofix au niveau de la banquette arrière et évoqua l’existence du miroir en option… Léa n’avait pas eu le temps de souffler. En 5 minutes chrono tout avait été dit. Paul avait réponse à toutes les questions que Léa pouvait poser. Mieux, il apportait les réponses avant que Léa ne formule les questions, sur l’air de : « Les jeunes mamans veulent… » Bref, Paul était ce que les experts en socio-types de la vente appellent un pur « challenger », à savoir quelqu’un qui fait découvrir à son client des besoins auxquels il n’aurait même pas pensé lui-même.
Pourtant, Léa ne se sentit pas très à l’aise à l’issue de son échange. Elle bégaya un commode : « Je vais réfléchir, en parler à mon mari et je reviens vers vous… » Ce qui aurait dû alerter Paul, tant il est vrai que la vraie signification de cette phrase est : « Merci pour tout. Mais jamais, au grand jamais, je ne viendrai acheter chez vous. »
En sortant de la concession, Léa avisa la présence d’un autre marchand de véhicules juste à côté. Comme l’entretien avec Paul avait été court, Léa se dit qu’elle pourrait profiter du temps disponible pour voir si elle aurait une expérience similaire chez ce nouveau concessionnaire. Elle entra, donc. Un certain Thierry la reçut et lui demanda ce qui l’amenait chez elle. Après avoir écouté l’objet de la visite, Thierry dirigea Léa vers un modèle de la marque. Comme Paul, il s’arrêta à l’arrière du véhicule. Léa se dit que le même cinéma allait recommencer : le balayage du pied, les centaines de litres, les fixations Isofix et le miroir bébé…
Quelle ne fut sa surprise quand, au lieu de voir le vendeur lancer son pied façon joueur de judo préparant une balayette sur son adversaire, elle entendit l’injonction suivante : « Imaginez ».
Thierry ne bougeait pas ; il était silencieux et voulait vérifier que Léa était tout ouïe.
Quand il eut l’assurance que son interlocutrice était attentive à son propos, Thierry lui dit :
« Imaginez que vous êtes avec votre enfant en poussette et que vous venez à peine de terminer les courses. Poussant la poussette d’une main et le caddie de l’autre, vous arrivez devant le coffre arrière de votre véhicule. Vous voyez la scène ? »
Léa opina du chef.
« Comment vous sentirez-vous ? »
« Embarrassée », répondit Léa. « Et encore, le mot est faible ».
« Comme je vous comprends », reprit Thierry. Et il embraya aussitôt : « Imaginez maintenant que sans avoir à lâcher la poussette ou à tenter un mouvement improbable avec votre caddie, vous pouviez juste vous placer face au hayon arrière de la voiture et, d’un simple mouvement de balayage du pied, déclencher l’ouverture du coffre… Qu’en pensez-vous ? Tenez. Essayez, vous-même. »
Léa ne se fit pas prier ; elle était aux anges.
Maintenant que le coffre était ouvert, Thierry demanda à Léa si elle le trouvait assez grand pour contenir la poussette une fois pliée et les sacs de provisions.
Léa acquiesça.
Puis, usant toujours de la même démarche, Thierry mit en scène l’art et la manière d’attacher le siège-coque ou la nacelle de bébé, ou pour reprendre le franglais des jeunes parents aujourd'hui, « clipser le cosy ».
Enfin, il posa une question légèrement anxiogène à Léa : « Dites-moi », avança-t-il, « lorsque vous conduisez et que vous êtes seule avec votre enfant, cela ne vous gêne-t-il pas de ne pas pouvoir le voir lorsque vous jetez un coup d’œil dans le rétroviseur ? »
« Bien sûr », reconnut Léa.
« Maintenant dites-moi, chère Madame, » dit Thierry avec un sourire entendu au bout des lèvres, « à chaque fois que vous voulez voir votre bébé, vous sentiriez-vous plus rassurée si vous pouviez jeter un coup d’œil dans le rétroviseur, voir un miroir accroché au-dessus du siège-bébé et, à partir de ce miroir, découvrir le visage de votre enfant ? »
Léa partit d’un grand éclat de rire ; elle était conquise par l’approche de Thierry.
Que s’était-il passé ? Après tout, tant Paul que Thierry maîtrisaient aussi bien les caractéristiques à mettre en avant pour une jeune maman ou un jeune papa. Pourtant, l’interaction avec Paul s’était soldée par un échec cuisant et celle avec Thierry, par un succès flamboyant. Où était la différence ? Dans l’art de mener la conversation. Paul ne converse pas ; il explique, il étale son expertise, il enseigne de façon experte. Thierry, en revanche, est un prince de l’interaction : il sait mettre en sourdine sa compétence technique pour se consacrer à son interlocutrice et l’aider à découvrir par elle-même les besoins qu’elle ne sait même pas avoir. Thierry est un maître de la maïeutique socratique comme illustrée dans le dialogue entre le maître et l’esclave de Ménon. Paul donne des informations factuelles ; il donne à entendre. Thierry, en revanche, met en scène ; il donne à voir. Paul émet des avis sans appel ; il monologue. Thierry, lui, recherche sans cesse la contribution de Léa ; il dialogue.
En résumé, comme le disait si bien mon mentor Dan quand il enseigne des ateliers de formation commerciale, « Expertise Plus Enthusiasm is Your Worst Enemy », soit, en bon français, « l’expertise couplée à l’enthousiasme est votre pire ennemi. » A contrario, l'expertise mise au service d'un art consommé du questionnement constitue le sésame du succès.
Commentaires