
Le Bible est un formidable recueil d'histoires où les passions humaines sont dépeintes avec une couleur et une intensité qu'il est parfois rare de trouver dans les meilleurs films ou romans d'aujourd'hui. Ses personnages sont souvent truculents, amoureux, jaloux, criminels, déraisonnables, incrédules, bref, ils sont habités de passions, d'émotions.
J'ai déjà pu relater sur cette tribune comment des personnages emblématiques de la Bible comme Abraham ou Moïse ont su maîtriser leurs émotions pour négocier au mieux de leurs intérêts avec des interlocuteurs parfois retors comme Ephron à qui Abraham achète le champ où il souhaite donner une sépulture à sa femme Sarah (ici), débordants de pouvoir (ici) ou d'une colère inextinguible comme Dieu (là).
Au rang des grands négociateurs de la Bible, aux côtés d'Abraham et Moïse que j'ai déjà cités, une mention spéciale revient à Boaz. Vous connaissez certainement l'histoire ; vous l'avez même peut-être apprise à l'école à travers le poème merveilleux de Victor Hugo, Booz endormi.
Boaz (ou Booz) est un riche exploitant agricole de Bethléem. Il va sur ses vieux jours. Ruth, elle, est une jeune femme moabite et l’épouse de Kilion dont les parents, Elimélech et Naomi , se sont installés dans le pays de Moab pour fuir la famine en Judée. Le frère de Kilion, Mahlon, s’est également marié à une Moabite, Orpah.Lorsque Elimélech, Mahlon et Kilion décèdent, Naomi décide de rentrer en Judée. Ruth suit sa belle-mère et elles s'installent pauvrement à Bethléem au moment des moissons. Elle ramasse des épis tombés pour sa belle-mère. Et c'est là qu'elle fait la rencontre de Boaz, riche propriétaire terrien et parent d’Elimélech.
Je jette un voile pudique sur la première nuit sous les étoiles où Ruth vient se coucher aux pieds de Boaz, alors que ce dernier, sans doute pris de vin, dormait. Les exégèses religieuses du texte souligneront la droiture de Boaz, qui, réveillé par la présence de la femme à ses côtés, se défend de la toucher, même après s'être assurée qu'elle était libre et pure. D'autres commentateurs, partisans d'une interprétation plus libre, à l'image de Meir Shalev dans "Ma Bible est une autre Bible" veulent croire que Boaz s'est uni à Ruth dès cette nuit-là. En tous les cas, une chose est sûre. Au petit matin, Boaz est décidé à faire de Ruth son épouse légitime. Mais voilà qu'un écueil se dresse sur le chemin. Car même si Ruth est libre, en tant que veuve et en application du lévirat, elle doit être proposée en mariage au parent mâle le plus proche du défunt. Et même si Boaz a un lien de parenté avec le beau-père de Ruth, Elimélech, il existe un parent plus proche que lui. Ce dernier a donc un droit de péremption, pour briguer la main de Ruth. On l'appelle le goel en hébreu, celui qui a le pouvoir de racheter et pour peu que ce qu'il rachète, ce soit des péchés, nous aurons affaire à un rédempteur.
Mais revenons à notre histoire.
Si Ruth veut convoler en justes noces à nouveau, elle doit être "proposée" en priorité au goel, celui qui a le droit de rachat. Boaz n'est que le deuxième sur la liste. Comme on le sait, Boaz est on ne peut plus motivé pour faire de Ruth sa légitime. C'est un homme pressé. Alors il convoque dix hommes pris au hasard à qui il demande d'être témoins de ce qui va se passer. Il va au devant du goel, dont le nom n'est pas précisé dans le texte saint. Il le rencontre dans la rue et c'est là, sans plus de protocole, que s'engage l'échange suivant (Ruth 4:3 et versets suivants) :
" - Naomi, revenue du pays de Moab, a vendu la pièce de terre qui appartenait à notre frère Elimélec. J'ai cru devoir t'en informer, et te dire : acquiers-la, en présence des habitants et en présence des anciens de mon peuple. Si tu veux racheter, rachète ; mais si tu ne veux pas, déclare-le moi, afin que je le sache. Car il n'y a personne avant toi qui ait le droit de rachat, et je l'ai après toi."
Le goel répondit : "Je rachèterai."
A ce moment, Boaz ajoute (Ruth 4:5) :
" - Le jour où tu acquerras le champ de la main de Naomi, tu l'acquerras en même temps de Ruth la Moabite, femme du défunt, pour relever le nom du défunt dans son héritage."
Et là, coup de théâtre, puisque le goel revient complètement sur sa position initiale (Ruth 4:6) :
Et celui qui avait le droit de rachat répondit : "Je ne puis pas racheter pour mon compte, crainte de détruire mon héritage ; prends pour toi mon droit de rachat, car je ne puis pas racheter."
L'affaire est ainsi conclue devant témoins. Ruth devient officiellement la femme de Boaz. Leur amour sera fécond puisque un fils du nom d'Obed naîtra de leur union. Plus tard encore, Obed deveindra le père d'Isaïe et ce dernier enfantera David.
Retour-arrière sur la négociation. Boaz veut Ruth. Le dire de but en blanc eût pu aiguiser la curiosité du goel. Qui plus est, même sans savoir ce qui s'est passé sur le champ la nuit précédente, il y a tout lieu de penser que si Boaz s'était dévoilé, il l'eût fait avec force émotion. La violence de son désir eût certainement été trahie et il se serait mis en position de faiblesse. Alors, pour éviter cela, il introduit un autre objet de négociation : le terrain. Là, aucun risque d'expression d'émotion dans l'expression de la transaction. Le goel trouve l'affaire intéressante et il se porte acquéreur du terrain.
Ca tourne mal pour Boaz. En effet, si le goel avait dit non d'emblée, Boaz aurait eu le champ libre. C'eût été plus simple. Mais Boaz est tenace ; il poursuit, donc.
Dans un deuxième temps, Boaz énonce une information nouvelle : le fait que "Ruth la moabite" fait partie du package. Voilà une information nouvelle qui tombe des nues. A cette annonce, le goel se rétracte, invoquant une cause aussi obscure qu'imprécise. C'était bien l'effet escompté par Boaz. Remarquez bien la façon dont il a présenté la chose. Car non seulement, il dit qu'il y a une femme attachée au terrain, mais en plus, qu'elle est "moabite", entendre "pas de chez nous". En révélant dans un deuxième temps le périmètre précis de la transaction (le terrain + Ruth), Boaz fait volontairement ressentir un risque à son interlocuteur. Qui est cette femme ? Pourquoi me l'a-t-on présentée dans un deuxième temps ? Etrangère, en plus ? "Pouah, ça puire", se dit sans doute le goel, "Il y a anguille sous roche ; autant reprendre mes billes."
Trois tactiques subtiles sont utilisées par Boaz pour parvenir à ses fins :
- L'introduction d'un leurre. Ici, le terrain, dont la vocation est de masquer l'intention réelle. Ce thème a été amplement étudié par les spécialistes des neurosciences appliquées à la micro-économie, notamment Dan Ariely, dans un billet que j'ai écrit sur le sujet ;
- La création artificielle de risque pour dissuader l'autre d'aller dans la direction non désirée. En introduisant une nouvelle information, Boaz suscite une perception de risque chez son interlocuteur ;
- La mise en relief de faits lourdement connotés. Ce n'est pas la Ruth jeune et pure qu'il a connue sur l'aire que Boaz met dans la balance ; c'est "la Moabite", "la veuve", autant de termes lourds de sous-entendus négatifs, propres à renforcer la perception de risque créée par le fait d'avoir introduit de nouvelles informations en bout de course.
Boaz est un maître dans les jeux d'ombre et de lumière. En convoquant les témoins, il cherche la transparence pour que nul ne conteste après coup ce qu'il aura obtenu par les voies de la négociation. Mais en procédant en deux temps, en introduisant un leurre et en usant de termes dépréciatifs, il sait aussi générer de l'opacité pour cacher ses intentions et ses émotions.
Du grand art !
Les commentaires récents