Chaque année, en cette saison où l’hiver cède la place au printemps, j’ai un plaisir sans cesse renouvelé à animer un cours de vente d’une semaine à un auditoire de jeunes diplômés de l’Ecole Centrale de Paris. Les participants appartiennent à une filière dite « Entrepreneurs ». A ce titre, ils ont, pour la plupart, un projet de création d’entreprise en tête.
Ce qui me plaît le plus avec ces étudiants, c’est que tout à l’enthousiasme de se lancer dans la vie professionnelle en faisant quelque chose qui leur ressemble, ils sont avides d’apprendre et désireux de mettre en pratique au plus vite les approches commerciales que je partage avec eux. Grâce à leur bagage d’ingénieur, ils apprécient tout particulièrement l’idée que la vente, loin de reposer sur un art consommé de la manipulation des consciences, s’articule autour d’une séquence logique d’activités – comme dans un processus industriel – et repose sur une démarche d’alignement pas à pas avec le consommateur ou client, qui n’est pas sans rappeler la façon de bâtir des algorithmes.
Parmi ces créateurs d’entreprise avec de l’énergie et de l’intelligence à revendre, il y a Jérémie Pras. Au moment où j’ai connu Jérémie, en 2008, il s’était associé avec Olivier Roelants, un autre centralien. Tous deux foisonnaient d’idées, toutes plus inventives et originales les unes que les autres.
Finalement, comme ils ne pouvaient pas mener de front tous les projets qu’ils avaient en tête, ils se sont fixés sur la création de Calculeo, un service permettant de déterminer, en quelques clics sur un site web, la nature et le montant des aides possibles en fonction de la nature des travaux que vous voulez réaliser dans votre habitation principale. Le modèle d’activité est simple : chaque fois qu’un particulier s’identifie sur la plate-forme Calculeo pour savoir de quelles aides il pourrait bénéficier, la fiche de l’individu est vendue à un ou plusieurs artisans à la fois proches et compétents dans l’exécution des travaux. L’entreprise marche bien et, au bout de quelques années à peine, Jérémie et Olivier vendent Calculeo au groupe CertiNergy.
Depuis la vente de sa société, Jérémie fait assaut de générosité pour aider d’autres créateurs d’entreprises à surmonter les difficultés liées au démarrage d’une activité nouvelle. Et parmi ses domaines d’excellence, il y a sans conteste l’art de pivoter.
Le verbe pivoter ou son substantif – pivot – sont en vogue depuis qu’Eric Ries, l’auteur à succès de « The Lean Startup » a développé l’idée selon laquelle, pour maximiser ses chances de succès, une jeune pousse devait développer une expertise dans l’art de créer rapidement des produits rudimentaires autour d’un concept de base – le Minimum Viable Product ou MVP - et de tester dans les délais les plus courts l’appétence du marché pour le produit. Forte de ce qu’elle apprend de la réaction du marché, elle est en capacité de décider si l’aventure mérite d’être approfondie – c’est l’attitude qui consiste à persévérer – ou si elle doit changer son fusil d’épaule, à savoir pivoter.
Jérémie a dû le faire trois fois avant de faire de Calculeo une machine bien rodée de génération de cash. Lors de l’accompagnement de créateurs, il l’a fait faire un nombre de fois colossal. Et la plupart du temps avec succès.
Très récemment, alors que je lui demandais comment il faisait pour être aussi performant dans la conduite de ses pivots, il me fit une réponse qui me cloua sur place :
« Mais c’est grâce à toi !
- ???
- Ben oui…
- Tu peux m’expliquer ?
- Bien sûr. Tu sais, la chose la plus difficile pour un créateur d’entreprise qui galère alors qu’il effectue ses premières sorties en clientèle pour voir si son produit marche commercialement, c’est d’isoler l’influence des différents facteurs susceptibles d’expliquer l’échec.
- C’est sûr que tu es bien un ingénieur, toi. Il n’y a que des ingés pour parler comme ça.
- En langage clair, il faut comprendre pourquoi il y a échec. Est-ce que c’est parce que le produit est mauvais, qu’il n’y a pas de besoin ou bien est-ce parce qu’il s’y prend comme un manche dans sa façon d’approcher commercialement les clients potentiels.
- Ah ! Là, je commence à piger ce que tu me dis…
- Pour faire encore plus simple, il est essentiel de savoir au plus vite si son produit a un avenir. Et pour cela, il faut ne pas avoir à se poser la question de savoir si sa propre démarche de vente est en cause ou non.
- Je crois voir où tu veux en venir…
- Ah ! Quand même. Eh oui, c’est grâce à ta méthode que j’ai pu écarter la variable vente dans l’analyse des réponses que me procuraient mes premiers contacts.
- Dis-m’en un peu plus…
- C’est simple. Je leur faisais un entretien de développement de solution, façon Socrate avec le serviteur de Ménon pour voir si les prospects parvenaient à visualiser des utilisations possibles de notre technologie. S’ils n’y arrivaient pas ou s’ils développaient une vision d’achat pas assez enthousiasmante ou peu porteuse de valeur, j’abandonnais et je pivotais. Et je répétais le processus autant de fois que nécessaire jusqu’à ce que je tombe sur des clients désireux d’acheter dès la fin de l’entretien…
- Impressionnant !
- Oui ! Il y a un côté « acid test » dans cette démarche. Mais le grand intérêt, c’est qu’on va vite et surtout, on ne se fait pas des nœuds au cerveau pour analyser les raisons qui font qu’on n’arrive pas à vendre. Car je peux t’assurer qu’après être allé jusqu’à vendre des porte-clés intelligents au cul des trains à la gare de Lyon à des gens qui ont autre chose à faire qu’à t’écouter, je suis rodé maintenant !
- Je veux bien te croire.
- Tu sais, elle est tellement top ta méthode que je lui ai même donné un nom.
- Ah bon ?
- Oui, quand je fais un développement de solution avec un client, j’appelle ça faire une belote. »
A chaque fois que je m’entretiens avec Jérémie, il a le chic de me requinquer et pour peu que j’aie le moral un peu dans les chaussettes, je suis sûr qu’après quelques minutes d’échange, je vais à nouveau voir la vie en rose. Mais ce jour-là, je crois que je fus servi comme jamais. Car, avec ses mots, Jérémie venait de m’illustrer, de la plus brillante des façons, comment une utilisation intelligente de la méthode de vente que je lui avais enseignée en son temps, pouvait aider des créateurs de sociétés à optimiser leur démarche de décision sur la nécessité de pivoter ou non. Et quand on sait que même un créateur d’entreprise comme Jean-Baptiste Rudelle, le fondateur de Criteo, a dû pivoter au moins deux fois avant de trouver un modèle d’activité performant fondé sur le couplage d’un usage – le re-targeting ou re-ciblage – avec une approche optimisée du négoce d’espaces publicitaires sur le web reposant sur l’exploitation de la différence de prix entre CPC et CPM, on se dit que l’art de pivoter constitue un savoir-faire indispensable.
Jérémie est un expert en la matière. Quant à moi, à l’âge où on commence à sa poser la question de savoir ce qu’on transmet à ses frères humains, je suis fier d’avoir apporté ma pierre dans le développement de cette compétence d’exception chez lui.
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