
L'année dernière, alors que j'animais un atelier de formation CustomerCentric Selling(R) à Shanghai, j'eus l'occasion de découvrir combien la négociation pouvait revêtir en Chine des aspects bien différents de ceux rencontrés en Occident.
Le dernier jour de l'atelier, les participants présentent leur cas d'école. A l'issue de leur présentation, j'ai coutume de demander à un participant de venir négocier la transaction avec un des membres de l'équipe d'instruction. Cette fois-là, le choix s'était porté sur Mia, une jeune directrice des ventes chinoise.
Comme c'est la fin de l'atelier, il peut nous arriver de mettre en scène des contextes de négociation un peu taquins. Cette fois-là, nous avions décidé de faire démarrer la négociation en présence du décideur. Tout irait bien jusqu'au moment où, alors que le décideur s'apprêterait à poser sa signature sur les contrats, il recevrait un coup de fil avec un message comminatoire exigeant de lui qu'il quitte incontinent la table de négociation pour parer à une urgence. C'est à ce moment que j'interviendrais, en qualité de patron des achats roué, sortant plus d'un tour de mon escarcelle pour ébranler le commercial en face de moi et l'amener à me concéder des conditions favorables.
En général, cette mise en scène a le don de perturber les participants. Soumis à un violent ascenseur émotionnel (ils pensaient que tout était bon, puis se voient subitement obligés de remonter la pente), nombreux sont ceux qui lâchent prise et se sentent contraints, sous la pression, de faire des concessions. Et croyez-moi, même en présence de commerciaux expérimentés, cela arrive plus souvent que de raison. Dans le meilleur des cas, la négociation prend la forme d'une valse-hésitation pendant laquelle le commercial oppose un refus courtois mais obstiné aux demandes répétées du directeur des achats de bénéficier d'un rabais, avant de se conclure sur une situation de rupture où les deux parties conviennent de mettre un terme à leur échange. A ce moment, je me lève et demande à l'audience si le participant a bien fait de se désengager (ce que les Anglo-Saxons appellent un "walk away"). Un "oui" unanime retentit et je conforte tout le monde en mentionnant que c'était effectivement la bonne décision à prendre.
Mais là, en présence de Mia, c'est moi qui devais me retrouver gros Jean comme devant. A peine avais-je fait mon entrée sur scène, que Mia me demandait de décliner mon identité. Je pris mon air le plus imbu de moi pour lui affirmer que j'étais le "Corporate Vice President of Purchasing", le grand manitou des achats dans la société. Mais loin d'impressionner ma vis-à-vis, j'obtins pratiquement l'effet contraire. A mon annonce, Mia effectua deux pas de recul. Elle me fixa du regard et, en silence, dodelina de la tête en signe de dénégation. Puis, calmement, elle me dit : "Vous me voyez désolée, Monsieur, mais je ne négocierai pas avec vous".
J'insistai : "Mais enfin, Madame, je suis le directeur des achats. Ce serait un comble s'il vous prenait la fantaisie de refuser de négocier avec moi, alors que ma fonction nous oblige." Mia ne bougea pas d'un pouce, se contentant de réitérer avec douceur et fermeté son refus obstiné de négocier avec moi. Au bout d'une minute ou deux, après avoir varié les registres en alternant douceur et menace à peine voilée, je dus me faire une raison. Rien ne pouvait ébranler la détermination de mon interlocutrice.
Je lâchai prise alors et demandai à Mia : "Mais qu'est-ce qui vous amène à refuser d'entrée de jeu de négocier avec moi ?" Sans émotion, elle me rétorqua : "Mais vous n'êtes pas le décideur. Pourquoi devrais-je négocier avec vous ?" Sa réponse était troublante de simplicité et de justesse. Mia avait en tout point raison. Négocier avec moi comportait deux risques majeurs : celui de se retrouver coincée et de devoir céder et celui - sans doute plus grave - de faire perdre la face au décideur en octroyant à un sbire des faveurs qu'elle n'avait pas consenti à l'interlocuteur de pouvoir.
Ce n'était pas la première fois que Mia causait mon trouble durant cet atelier. Et comme toujours quand je suis troublé, il me faut du temps pour faire la synthèse de ce que j'ai appris, de le confronter à d'autres avis, de me documenter pour mieux comprendre. Pourtant, pendant plus d'un an, le comportement de Mia demeura une énigme pour moi. Jusqu'au jour où, alors que j'attendais dans la salle d'embarquement d'Orly pour prendre un vol sur Toulouse, un soir de février où la neige rendait tout décollage de plus en plus hasardeux, je trompais mon agacement dans la lecture d'un livre que ma belle m'avait offert : "Chinese Negotiating Behavior" du diplomate américain Richard H. Solomon.
Le livre relate la reprise des négociations entre la Chine et les Etats-Unis dans les années 70 après vingt années de rupture diplomatique. Et là, je découvris pourquoi Mia s'était comportée avec autant d'intelligence que d'à-propos.
A en croire M. Solomon, les Chinois négocient en suivant un processus aussi limpide et clair que méconnu des Occidentaux, trop souvent obsédés par la rapidité de parvenir à un accord.

A chaque étape du processus, les interlocuteurs changent.
Durant la phase I, c'est-à-dire les manoeuvres d'approche, tout le propos consistera à trouver des interlocuteurs disposant d'entregent pour établir un climat relationnel favorable à la pratique de la négociation. C'est le moment du fameux "guanxi". Une forte attention est portée à la génération d'une dette d'amitié, à l'émergence d'un sentiment de redevabilité qu'il conviendra d'activer - ou non - plus tard, lorsque la négociation se fera plus âpre.
Lors de la phase II, dite d'évaluation, de nouveaux interlocuteurs entrent en lice. C'est le moment des experts. Il s'agit, maintenant que le climat relationnel ne comporte plus de scories, de tout poser sur la table et de tester les intentions de la partie adverse, ou plutôt "amie". C'est durant cette phase que les négociateurs Chinois exercent nombre de pressions et excellent dans l'utilisation d'un éventail varié de tactiques allant de la menace explicite à la suggestion la plus habile.
Enfin, la phase III est le moment de décision. C'est là qu'interviennent les "politiques" ou, si nous nous trouvons dans un contexte de conduite d'affaires, les "décideurs".
Si j'ai bien compris ce que j'ai lu - agrémenté d'un exposé intéressant de John L. Graham et Mark Lam intitulé "The Chinese Negotiation" et publié en 2003 dans la Harvard Business Review - les Chinois tendent à suivre une approche très processée lorsqu'ils s'engagent dans des négociations, qu'elles soient de nature commerciale ou politique. A chaque phase correspond un jeu d'interlocuteurs et un ensemble de principes à connaître et auxquels il importe d'adhérer pour rester dans la partie. Le schéma ci-dessous résume la nature de ces principes et à quel moment ils sont le plus important.

Tout manquement à ce rituel, toute anicroche venant heurter la fluidité des échanges risque de fragiliser les chances de parvenir à une issue favorable.
Après réflexion, c'était bien cela qui s'était produit lors de ma négociation avec Mia. En changeant de façon brutale l'identité de l'interlocuteur, j'avais créé un hiatus inacceptable par rapport à un processus bien huilé. L'acheteur a certainement son rôle à jouer dans la négociation, mais certainement pas alors que les décideurs sont en lice, au moment de la conclusion de l'accord final. En opposant un refus de négocier, Mia m'enseignait une nouvelle leçon sur l'art de vivre et de faire des affaires en Chine : quand les conditions de respect du protocole sont rompues, il y a cassure de l'harmonie et la seule façon de restaurer l'harmonie est de refuser de prêter attention à l'événement perturbateur, aussi exigeant et contraignant fût-il.
Je me rappelai alors avoir lu, dans les Figures de l’immanence (pour une lecture philosophique du Yi king) de François Jullien cette idée toute simple selon laquelle l'Occidental vouerait un culte à l'exceptionnel, au renversement de situation, au spectaculaire, quand le Chinois adorerait, au contraire, assister à la formation des choses au gré des tensions séculaires entre les principes yin de souplesse et yang de dureté.
En créant un événement de rupture dans la conduite des affaires, j'avais failli. Le refus de négocier de Mia était pour moi un rappel pour m'indiquer que je n'étais pas autorisé à perturber l'avènement programmé des choses. Son "non" me rappelait que mes gesticulations n'avaient rien à faire dans la trame d'un rituel de négociation bien orchestré et que je devais en aucune manière contrarier la survenance de résultats issus de maturations aussi lointaines qu'invisibles.
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