[Extrait de « L’Immeuble Yacoubian » de Alaa El Aswany chez Actes Sud – page 43 et suivantes (ISBN 2-7427-5885-2)]
Après les salutations et les formules de politesse, Abaskharoun se lança dans un long intermède de louange à Fikri bey, de son bon cœur, de Jésus qu’il prenait pour modèle de sa conduite et continua à parler (tandis que son frère l’écoutait en feignant l’admiration) de la manière dont le bey faisait souvent grâce de ses honoraires à ses clients lorsqu’il se rendait compte qu’ils étaient nécessiteux, victimes de l’injustice et qu’ils ne pouvaient pas payer.
- Tu sais, Malak, ce que dit Fikri bey à un client pauvre s’il essaie de payer ? demanda Abaskharoun à son frère, avant d’apporter lui-même immédiatement la réponse : « Il lui dit : va-t’en et rends grâce à Notre-Seigneur Jésus-Christ car c’est lui qui m’a payé en totalité les honoraires de ton affaire. »
Malak se mordilla les lèvres, joignit ses mains sur son ventre proéminent, cligna des yeux, visiblement très impressionné et dit :
- C’est ainsi qu’agit un véritable chrétien.
Mais Fikri bey, en dépit de son ivresse, suivait avec attention la tournure de la conversation. Ce que sous-entendaient leurs propos ne le satisfaisait pas beaucoup, aussi dit-il d’un ton sérieux pour clore le débat :
- Est-ce que vous avez préparé le montant sur lequel nous nous sommes mis d’accord ?
-Bien sûr, mon bey, s’écria Abouskharoun qui ajouta en lui tendant deux feuilles de papier : Voici le contrat, comme prévu, avec la bénédiction de Dieu. Puis il fourra la main dans son gilet pour en extraire l’argent. Il avait préparé les six mille livres convenues mais il les avait réparties dans différents endroits de ses vêtements pour se conserver une marge de manœuvre. Il commença à sortir quatre mille livres et les tendit au bey qui s’écria avec colère :
- Qu’est-ce que c’est que ça ? Où est le reste ?
Alors les deux frères se précipitèrent d’un même élan, comme psalmodiant un même morceau de musique et se mirent à implorer ensemble – Abaskharoun de sa voix pantelante, mourante et éraillée, Malak de sa voix haut perchée, retentissante et stridente. Leurs paroles s’entremêlaient ce qui les rendaient incompréhensibles mais, en résumé, elles visaient à éveiller la pitié du bey en évoquant leur pauvreté et assurant, par le Christ ressuscité, qu’ils avaient emprunté la somme et qu’ils ne pouvaient pas, en toute bonne foi, payer davantage. Mais Fikri bey ne se laissa pas attendrir un seul instant. Au contraire, sa colère redoubla :
- C’est de l’enfantillage. Vous me prenez pour un idiot. Tout se discours ne sert à rien.
Il fit demi-tour en direction du restaurant mais Abaskharoun qui s’attendait à ce mouvement se précipita violemment vers le bey, au point qu’il tituba et faillit tomber. Il sortit de la poche de sa galabiehune autre liasse de mille livres qu’il fourra avec les autres dans la poche du bey qui, en dépit de sa colère, n’offrit pas une résistance sérieuse et laissa l’argent pénétrer dans la poche. Abaskharoun dut alors attaquer un nouvel intermède d’apitoiement au cours duquel il essaya plus d’une fois de baiser la main du bey puis il termina son ardente supplication par une figure spéciale qu’il réservait aux cas de nécessité ; il inclina soudain son torse en arrière puis souleva de ses deux mains sa galabieh crasseuse et déchirée : alors apparut sa jambe coupée à laquelle était accrochée la prothèse de couler sombre. Il cria d’une voix rauque et saccadée :
- Mon bey, que le Seigneur te garde tes enfants… je suis un infirme, mon bey, j’ai une jambe coupée, je suis bossu et Malak a à sa charge quatre enfants ainsi que leur mère. Si tu aimes Notre-Seigneur Jésus-Christ, mon bey, tu ne nous renverras pas désespérés.
C’était plus que ne pouvait supporter Fikri bey et, peu de temps après, ils étaient tous les trois assis en train de signer le contrat – Fikri Abd el-Chadid, qui était contrarié d’avoir donné prise à un chantage aux sentiments, comme il le décrivit par la suite en racontant à son amie ce qui s’était passé, Malak qui pensait aux transformations qu’il allait réaliser dans sa nouvelle pièce sur la terrasse, Abaskharoun qui, quant à lui, avait conservé un regard abattu et triste comme s’il venait d’avoir le dessous, de perdre la partie, de faire un sacrifice, mais qui était intérieurement heureux de signer le contrat et aussi de sauver, par son habileté, une liasse de mille livres dont il ressentait la douce chaleur dans la poche gauche de sa galabieh.
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Décryptage |
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Items |
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Description |
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Nombre d’acteurs :
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2 acteurs : il y a les deux frères (Malak et Abaskharoun) dans le rôle de l’acheteur et Fikri bey dans celui du vendeur
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Nombre de variables :
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Une seule variable en jeu : le prix |
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Type de négociation :
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Jeu à somme nulle : le gain de l’une des parties (les mille livres qui restent en possession d’Abaskharoun au moment de la signature des contrats) est strictement égal à la perte de la partie adverse (les même mille livres que Fikri bey aurait dû toucher en sus des cinq mille reçues). Comme il n’y a qu’une seule variable en jeu, nous sommes en présence d’une simple opposition d’intérêt. Le marchandage est la seule forme de négociation envisageable ici.
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Déroulement : |
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Cette négociation est menée uniquement sur le registre de l’émotionnel. Après la phase préliminaire pendant laquelle les acheteurs entament un travail de sape de la position du vendeur en donnant dans la louange, il suffira de deux assauts lors du « grand jeu théâtral » avant de conclure. A aucun moment les parties n’exprimeront la volonté de changer de répertoire au profit de la discussion raisonnée. Il en résulte l’émergence de sentiments ambigus au moment de la conclusion de l’affaire : l’impression confuse de s’être fait avoir pour le vendeur, la satisfaction d’avoir réussi un tour de force pour l’acheteur…
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Les prolégomènes |
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Joli travail de sape du vendeur. En donnant dans la louange, il sape les résistances de son vis-à-vis.
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Le grand jeu des l’attaque et de la résistance |
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Le premier assaut du vendeur fait face à une belle résistance de l’acheteur – qui accuse réception des quatre mille livres du vendeur mais rappelle que l’accord portait sur six mille livres. En revanche, en accusant réception des mille livres supplémentaires lors du deuxième assaut et en donnant l’impression de s’en accommoder, il fait montre d’une faiblesse coupable dont la manifestation amènera les deux parties à précipiter la conclusion de l’affaire.
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Le changement de registre |
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N/A – N’aura pas lieu puisque le vendeur s’est laissé subjuguer par la débauche d’effets théâtraux de l’acheteur.
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La recherche d’un compromis raisonnable |
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N/A |
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La résolution |
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Comme il n’y aura pas eu de place laissée à l’exercice de la raison, la résolution se conclut dans une ambiance de chaos émotionnel où chacune des parties tente de faire le point sur ce qu’elle ressent : arrière-goût d’avoir été victime d’une duperie d’un côté, satisfaction dissimulée de l’autre. |
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(NDLR - Fin du décryptage)
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